Black Dog aura probablement été l’entité la plus mystérieuse et influente de l’univers techno. Inventeurs de l’intelligent techno des années-lumière avant tout le monde, le trio s’est aujourd’hui scindé en deux : le gourou Ken Downie a gardé le nom et s’active dans l’ombre, alors que ses deux anciens collaborateurs, Ed et Andy, ont réactivé l’un de leurs pseudonymes, Plaid, et sortent avec Not For Threes l’un des plus fantastiques albums de musique électronique de l’année.
ARTICLE Fabrice Desprez
PARUTION magic n°17Tout, autour de Black Dog, a une aura quasi-magique et surnaturelle. Le nom, déjà, leur a été inspiré par un songe lors duquel l’image du dieu égyptien Anubis – représenté par une tête de chien noir – était apparue au mystique Ken Downie, fondateur du “projet”. Mais il est également dérivé du Kaballa, un langage magique utilisant les chiffres. Dès son plus jeune âge, Ken s’était senti quelque peu “décalé” au sein de la société anglaise traditionnelle. Une ouverture d’esprit acquise lors de villégiatures à Gibraltar et de périples dans le Sahara avait rendu le retour dans la sombre province du Devon difficile pour le jeune garçon, qui, plutôt que d’aller à l’école, “où tout le monde me prenait pour un taré”, préférait s’asseoir dans les champs, scrutant le ciel en écoutant les Beatles sur un petit magnéto à cassettes. Par la suite, dans l’optique de “voir le monde gratuitement” et pour échapper à un job routinier, Ken s’engage dans la Marine mais déchante rapidement. “Je suis parti avant d’avoir à tuer quelqu’un”.
Amiga
Cet épisode lui aura quand même permis, lors d’une escale au Danemark, “un vrai pays socialiste”, de faire ce fameux rêve et de développer un goût immodéré pour le reggae, “la plus Sage des musiques”, grâce au réseau danois de bibliothèques musicales qui offre à l’abonné un incroyable choix de disques rares depuis les 60’s. A son retour à Londres, en 87, l’explosion acid-house lui révèle les facilités que procurent les machines pour un compositeur non-musicien : il s’offre un Amiga, qui reste son instrument culte : “J’ai été désolé de leur faillite. Quand le succès est venu, je leur avais écrit maintes fois en leur proposant de me sponsoriser”. Le Summer Of Love de 87 est pour Ken un souvenir inoubliable de paix et de tolérance musicale, et, notamment initié par Jimmy Cauty de KLF, il passe en 1988 une petite annonce dans un magazine musical à la recherche d’un “clavier ayant des connaissances musicales”.
Parallèlement, Ed Handley et Andy Turner ont grandi ensemble près d’Ipswich en East Anglia, région fertile en talents d’où sont également originaires Photek et Kirk De Giorgio, ami des deux compères depuis plus de dix ans. “A l’époque, Kirk était Dj et déjà érudit. Il était résident dans une soirée nommée Sweat où il passait des disques de breakbeats impressionnants, puis les premiers trucs de house, et ensuite de Detroit”. Les deux compères s’impliquent également dès 84-85 dans la scène electro-breakdance, même si les premiers mixes d’Andy en tant que Dj, devant l’impossibilité de trouver des disques dans cette province reculée, se font avec des… cassettes enregistrées à la radio ! Puis les deux amis, à l’instar des autres musiciens de la région, émigrent à Londres en 88. Ed, pas spécialement familier des machines qu’il a récemment acquises dans la fièvre de l’époque mais désireux d’expérimenter, est bien décidé un concrétiser un projet. Il tombe sur la petite annonce rédigée par Ken.
Les deux hommes se rencontrent, avides de composer, et sont vite rejoints par Andy. Après avoir vainement tenté de composer des hymnes de rave, le trio se relâche. La magie opère. “Nous n’avions pas beaucoup de moyens et d’équipement, c’était du bricolage, le résultat nous semblait vraiment étrange à ce moment-là”. C’est que le trio, baptisé donc The Black Dog, est tout simplement en train d’inventer l’un des courants les plus importants de la musique électronique actuelle, qui sera bien plus tard nommé intelligent techno. Mais, comme de bien entendu, à l’époque, personne n’en est conscient. Et encore moins les labels Big Life et Black Market qui, contactés, ne comprennent pas cette musique venue d’ailleurs. Quant à la légende techno, Larry Heard (Mr Fingers), à qui Black Dog propose un remix, elle décline l’offre, qualifiant leur approche artistique de “trop barrée pour lui”.
Archibald
Dépités, les compères décident de monter leur propre label, Black Dog Productions, dont les quatre sorties historiques, tirées à très peu d’exemplaires, font aujourd’hui la joie des collectionneurs. Outre trois Eps, dont le premier Virtual, enregistré en un week-end de mars 89, est une véritable pierre angulaire de la techno, sans oublier le Black Dog Ep dont 500 copies seront détruites par le distributeur pour cause de “manque de place dans l’entrepôt”, le label sort également Mbuki Mvuki, premier mini-album huit titres de Plaid, pseudonyme choisi par Ed et Andy lorsqu’ils travaillent en duo et projet discret parallèle à Black Dog, souvent crédité pour des co-productions et remixes, et dont cette “fameuse” première réalisation, truffée de samples étranges, a été réalisée pour… rembourser l’acquisition de nouveau matériel : “Ce fut un échec commercial. On n’en a pas vendu un seul ! (Rires.)”.
Mais l’aura de Black Dog se développe peu à peu, y compris de manière extra-musicale : Ken le visionnaire développe en effet dès 89, au sein de leur studio Black Dog Towers un lieu de rencontres sous forme de réseau informatique pré-web où peuvent se connecter les fans et esprits ouverts. Le modem sera d’ailleurs jusqu’à récemment le principal moyen de communication du trio, qui s’interdit l’accès à la presse en refusant toute session photo. Quant aux disques, ils s’enchaînent assez rapidement, surtout au gré des rencontres. Ainsi, ils participent en 92 au lancement du label de Kirk De Giorgio, A.R.T. (aujourd’hui Op-Art), avec des morceaux sur les trois premières références, particulièrement sous le nom de Balil. Carl Craig sortira également sur son label Planet E un maxi compilant des artistes de A.R.T., projet “pour lequel nous n’avons jamais été payés”.
Un peu déprimé, Ken se retire au Maroc, et à son retour, trouve ses deux comparses très liés avec Wayne Archibald, dont la personnalité excentrique et le label encore jeune mais ambitieux, GPR, les ont séduits. Wayne leur a été présenté par Mark Broom, Dj et ami commun, et contribuera véritablement à l’explosion Black Dog, vendant plus de 7000 exemplaires de leur Vir21Ep. Puis les sorties se succèdent sous autant de pseudonymes et des labels comme Guerilla, R&S – dont Black Dog utilise copieusement les studios pour finalement ne sortir qu’un maxi –, Rising High et surtout Warp, qui réalise en 93 leur premier album, le fabuleux Bytes. Ils collaborent également avec les plus grands de l’electronica, de Tony Thorpe (Moody Boyz) à Global Communication en passant par leur ami Stasis, avec qui ils échangent des remixes.
Trois couleurs
1993 sera une année charnière pour Black Dog, contacté par Sony qui se désiste finalement pour “signer des nuls comme Sensurreal. Nous étions tellement déçus par l’industrie du disque que nous avons titré notre second album Temple Of Transparent Balls au lieu du Temple Of Transparent Walls initialement prévu”. Puis c’est la rupture avec GPR, notamment pour cause de… problèmes de design. “Nous voulions un label capable de mettre plus de trois couleurs sur ses pochettes”, commente acidement Ken. Mais le problème est plus profond : depuis 93 et leurs enregistrements dans les riches studios de R&S, une scission est apparue entre Ken, qui veut écrire de la musique qui “compte”, et Ed et Andy, désireux de développer un son plus “léger et jazzy”, Ken dixit. Dès lors, même si règne l’entente cordiale, chacun travaillera dans son coin : c’est la fin du Black Dog Towers.
Warp restera finalement le seul foyer du collectif. C’est d’ailleurs à l’une des soirées du label que les trois rencontrent Björk, grande fan de leur musique et qui leur propose d’entamer une collaboration. Et même s’ils s’éloignent artistiquement les uns des autres, ils sont encore assez soudés pour sortir en janvier 95 Spanners, album chef-d’œuvre de toutes les fusions, de la musique traditionnelle la plus pure à l’électronique la plus pointue, sur lit de rythmiques merveilleusement complexes. “Nous avons toujours pensé que notre musique était dansante, même si elle n’est pas ‘concurrentielle’ face à l’avalanche de Bpms. Simplement, il n’y avait pour nous aucun intérêt à faire de la dance musique basique”. Cela dit, Black Dog n’est pas non plus très tendre avec les précurseurs ambient des 70’s. Ainsi, leur remix très sombre du Anchor Song de Björk est là notamment pour “démontrer que le contrepoint musical peut être utilisé différemment que chez Terry Riley, Steve Reich ou Philip Glass”.
Dynamique
Puis c’est le split. Amical selon Plaid, douloureux pour Ken qui, récupérant son matériel, ralentit le travail de ses deux anciens collègues. Andy et Ed ne sortiront pas de disques pendant plus de deux ans et demi, mais assureront des productions remarquables pour Björk, Nicolette (l’extraordinaire album Let No One Live Rent Free In Your Head) et Kushti, des amis d’enfance d’Ipswich signés sur l’excitant nouveau label électronique Octopus. Mais cette longue période post-Black Dog – Ken a gardé le nom, et viré de Warp pour incompatibilité d’humeur, entend rester un artiste multimédia actif, avec à venir des remixes du Crispy Bacon de Laurent Garnier et du… Theme From Bullit de Lalo Schifrin – leur aura permi d’accumuler peu à peu des compositions aujourd’hui compilées sur Not For Threes, deuxième album de Plaid et véritable feu d’artifices de sonorités mondiales, accompagnées d’ambiances cinématographiques ennivrantes, grâcieusement intégrées à l’electronique.
“Tout ça s’est fait de manière inconsciente. Nous n’avons pas écouté de musique baroque ou africaine. Et les voyages que nous avons faits en Asie n’étaient pas à but musical : pourtant il apparaît que certaines de ces influences sont présentes sur le disque”. Quant à la séparation, les deux amis reconnaissent : “L’expérience en trio était unique, Ken a vraiment une approche particulière de la musique… Nous regrettons vraiment cette dynamique car, à deux, il y a forcément moins d’échanges, d’interaction”. Ceci dit, en attendant les nouvelles aventures du Chien Noir désormais solitaire, Not For Threes, sur lequel les voix de Björk et Nicolette ont rarement été aussi bien mises en valeur, prouve que même un duo peut réaliser de grandes œuvres.