Où il faut revenir (encore) et insister (toujours) sur Tanger. À l’occasion de sa tournée hexagonale, baptisée Air Task Order Tour, le “gang” de Philippe Pigeard, tête pensante et figure plus qu’emblématique, a démontré qu’il n’était pas seulement le meilleur groupe rock français sur scène. Il est le rock français : flamboyant, épique, incandescent, touchant, bref incomparable. Hommages collatéraux à suivre.

ARTICLE Franck Vergeade
PARUTION magic n°76C’est L’Amour Fol qui nous a conduits jusque là-bas. Et rien d’autre. Mais “c’est énorme”, comme on a coutume de dire aujourd’hui. Car les secousses ressenties depuis la sortie du troisième album de Tanger n’en finissent pas de provoquer des dommages collatéraux sur les rivages du rock hexagonal – que certains Cassandre ont eu tort de traiter par-dessus la jambe. Tant pis, ils s’en mordront bientôt les doigts bouffis (par leur vanité). Un jour ou l’autre, l’Histoire donnera raison au groupe de Philippe Pigeard, activement soutenu par des chanteurs aussi intransigeants que Christophe ou Alain Bashung. D’ailleurs, toute proportion gardée, on peut considérer le 11 mars 2003 comme le 21 avril du rock français : une déflagration sonique, un tremblement de terre proverbial, un choc émotionnel a eu lieu ce jour-là. Et il est à marquer d’une pierre blanche…

Huit mois après la nécessaire explication de texte avec les quatre principaux intéressés – le chanteur Pigeard, le guitariste Christophe Van Huffel, le bassiste Didier Perrin et le batteur Jean-Michel Bourroux –, on les retrouve avec un plaisir non feint à Montpellier, cinquième ville étape d’une tournée espérée depuis le printemps et baptisée Air Task Order Tour, en référence une des plus belles plages de L’Amour Fol. Attablée place de la Comédie, illuminée par un soleil radieux et battue par l’éternel mistral, la bande des quatre (complétée pour la scène par Pierre Fruchard, le guitariste échappé d’Innocent X) présente un visage serein, à la fois apaisé et sûr de son fait. Il faut dire que les premières dates parisiennes (dont une Black Session mémorable et un Nouveau Casino frissonnant) ont achevé de nous convaincre sur le potentiel scénique de Tanger, qui se produisit avec une formation différente à chacune de ses premières et brillantes sorties.

Économie oblige, le groupe a été contraint de se resserrer pour sillonner les routes de France. Du coup, une formule rock à deux guitaristes a été privilégiée, aux dépens de l’emploi d’un claviériste à plein temps et de cuivres additionnels. C’est précisément dans ses intentions instrumentales que le combo a enregistré son nouveau single, Attendre. Lequel doit lui permettre de s’ouvrir les ondes radiophoniques de France et de Navarre – Le Petit Soldat ayant été censuré en son temps par des programmateurs rendus frileux par le contexte géopolitique d’alors (la guerre contre l’Irak). Pourtant, ces deux tubes potentiels présentent les mêmes similitudes : évidence mélodique, intelligence textuelle, ingéniosité harmonique.

Leitmotiv

Attendre, donc. On ne peut imaginer meilleur leitmotiv en tournée, comme le répétera inlassablement Philippe, qui, encore plus que ses partenaires (de jeu), doit attendre son tour (de chant). D’ailleurs, il faut voir une balance de Tanger pour comprendre la minutie et la maîtrise dont font preuve les musiciens, qui se plaisent à répéter des chansons qu’ils connaissent pourtant sur le bout des ongles. Pendant ces heures creuses, ces respirations forcées, ces tunnels interminables, Pigeard parle sans ambages. De ses disques de chevet (Cuckooland de Robert Wyatt et Hobor Sapiens de John Cale”), du filage de La Tournée Des Grands Espaces d’Alain Bashung à Clermont-Ferrand (“Sa version de Mes Bras est tellement incroyable qu’Alain a fini en pleurs”). Mais aussi de la venue de Christophe sur la date rennaise (“Comme il était en vacances à l’Île de Ré, on lui a proposé de venir interpréter Les Mots Bleus en rappel. Ce fut un moment magique”).

Accompagnée de son fils aîné Alexandre, qui profite des vacances scolaires de la Toussaint pour découvrir les joies intermittentes du métier de roadie, la tête pensante et chantante de Tanger déambule anonymement dans les rues de Montpellier, loin de l’image sulfureuse qui lui vaut toujours des boycottages insensés. Exceptionnellement, le groupe a accepté de se produire en show-case à la Fnac du centre-ville. L’exercice est d’autant périlleux qu’il s’effectue sans filet, au sortir des derniers réglages effectués dans la salle du Rockstore, “véritable cathédrale du son” qui n’est pas sans effrayer Tanger au cas où l’auditoire serait plus clairsemé que prévu. En cinq chansons livrées dans le plus simple appareil, Philippe, Christophe et Pierre captivent un auditoire attentif, tombé sous le charme immédiat des entrelacs de guitares et des maux dits. Au moment de l’interview, répondant à la question d’un vendeur s’improvisant journaliste, Pigeard définira Tanger en quelques mots clés : “gang, tribu, work in progress, poings serrés dans les poches”.

Avant de conclure joliment : “Et Tanger ressemble aussi à un verbe du premier groupe”. Quand vient l’heure du concert, véritable plat de résistance de la journée, la formation l’envisage comme une manière de “suspendre le temps industriel, de l’administration, de la crèche, des horaires de train…” En un set parcourant intelligemment tout le répertoire (des sommets incomparables Barfleur, Air Task Order et La Grande Vie aux incontournables Facel Vega, Oui Peut-Être et L’Immodeste Attitude), le quintette démontre à un public par trop disparate qu’il est capable des plus belles envolées extatiques comme des ballades les plus introspectives. Un grand écart miraculeux. Fidèle à son habitude, Philippe, tout en charisme et démarche chaloupée, adapte certaines paroles à l’actualité récente. Ainsi, “Les GI’s sont décimables/Les Moujahidins sont inflammables”, chante-t-il sur Postcardiogramme. Ou encore : “De Saddam, as-tu des nouvelles ?”, questionne-t-il sur la reprise Rouge Est Mon Sommeil de Jean-Louis Murat, qui ne tarit d’ailleurs pas d’éloges à leur endroit.

Patrick Hernandez

Le lendemain, direction Arles et ses arènes. Dans le car qui nous conduit, la télévision diffuse les (magnifiques) images en noir et blanc du film de Larry Peerce, The Incident (1967). On découvre avec joie Martin Sheen dans un de ses tout premiers rôles. Cette histoire de voyous terrorisant un train de banlieue dans la nuit new-yorkaise est d’un modernisme à couper le souffle. D’ailleurs, l’attention est à son comble. La fatigue, aussi. Après un détour mérité par un goûteux bar à tapas, c’est le grand déballage au Cargo de Nuit (sûrement en hommage à Axel Bauer). En moyenne, il faut compter une bonne heure et demie pour installer tout le matériel, dont un superbe clavier vintage. Le groupe nous gratifie d’une version de Love Song, son chef-d’œuvre absolu qui ne passera pas la set-list du soir, à cause d’un auditoire plus porté sur la testostérone que sur la chair de poule.

En prime, Tanger fait tourner une toute nouvelle chanson, provisoirement intitulée I Need Your Love, passerelle idéale entre Death In Vegas et The Rolling Stones. Comme quoi, on n’est pas au bout de nos (excellentes) surprises avec cette formation qu’on a fini par aimer pour son incandescence, son romantisme, son psychédélisme, bref son humanité débordante. Au point de ne plus pouvoir s’en passer, surtout dans le marasme nauséeux actuel, qui glorifie à outrance les poussées d’urticaire et autres colères chichiteuses. “On a un ami qui vit une tragédie terrible à Vilnius, et cette chanson lui est dédiée ce soir”, précise la voix grave de Pigeard, avant d’entonner Attendre, puis l’épique Nuits De Rêve, où le guitariste Van Huffel, en parfait disciple de Jimi Hendrix, s’en donne à cœur joie. Sa coupe de cheveux est sujette à des railleries récurrentes.

“Tu as vu Patrick Hernandez à la guitare ?”, nous interroge Dantès, plus que simple manager, mais aussi frère cadet et confident privilégié du leader. De son propre aveu, c’est un chanteur décrispé auquel il a affaire sur cette tournée automnale, bien loin de la soupe à la grimace qu’il offrait à l’époque du Détroit (2000). Du temps a passé, du lait du paradis a coulé dans des veines, un sommet discographique a été gravé. Dans l’attente du succès, Philippe Pigeard et les siens sont les combattants de l’impossible, les sombres héros de l’amer. À boire absolument.

Un autre long format ?