À son sujet, le mot peut bien sûr prêter à sourire. Et pourtant, il est bel et bien pertinent. En réalisant son premier album solo après vingt-deux années passées à incarner la figure de proue de l’un des groupes les plus populaires de l’histoire, Dave Gahan renoue donc avec un statut de débutant. Jusqu’alors, sa seule infidélité vinylique à Depeche Mode avait pris la forme d’une reprise de A Song For Europe pour un disque-hommage à Roxy Music. Cette fois, l’affaire est autrement plus sérieuse puisque aujourd’hui, avec l’aide du multi-instrumentiste Knox Chandler, épaulé par le producteur Ken Nelson, il se lance dans l’arène avec un premier album, collection de dix chansons comme autant de thérapies, une mise à nu où le chanteur expose ses doutes, ses joies et ses craintes sur fond de blues retro-futuriste, d’electro rêveuse et de glam rock perturbé. À quarante et un ans, débarrassé de ses vieux démons, armé d’une confiance à laquelle il n’avait que peu goûter précédemment, l’homme explique, sur le ton de la confession, pourquoi il existera, forcément, un avant et un après Paper Monsters.

INTERVIEW Christophe Basterra
PHOTOGRAPHIES Anton Corbijn
PARUTION magic n°72Il m’a semblé que c’était le bon moment pour me lancer. Enfin… C’est presque aussi simple que ça, en fait. Et en même temps, tout est tellement plus compliqué. (Sourire.) Pour certaines raisons, j’ai commencé à avoir toutes ces idées créatrices, j’ai réalisé qu’il était temps pour moi de concrétiser quelque chose. Et puis, ces derniers temps, je me suis rendu également compte que j’appréciais de travailler avec des gens, de partager des idées avec eux. Comme je l’ai fait avec Knox pour Paper Monsters. Je me suis vraiment amusé à faire ce disque. J’ai pris bien plus de plaisir que lors des derniers albums que nous avons enregistrés avec Depeche Mode, où les rôles ont toujours été très définis. C’est un peu comme dans un couple, après de longues années de vie commune : tu acceptes certaines choses, même si, au fond de toi, tu crèves d’envie de faire le contraire. (Rires.) Certains vont sans doute trouver ça dingue, mais je ressentais aussi le besoin de me prouver quelque chose à moi-même. Je voulais me prouver que j’étais capable, avec l’aide de quelques personnes, de réaliser quelque chose d’intéressant. En résumé, c’était devenu une nécessité pour moi de sortir du cocon Depeche Mode, où je ne risquais rien, où je savais très bien que rien ne pouvait plus m’arriver. Ni en bien, ni en mal. (Sourire.)

S’est-il tout de même produit un déclic particulier, y-a-t-il eu un événement quelconque qui vous ait fait prendre conscience de ce besoin ?

(Il réfléchit.) Juste après The Singles Tour, j’ai ressenti cette drôle d’impression : celle d’être un imposteur. J’avais la sensation de me glisser dans les vêtements de quelqu’un d’autre… (Sourire.) Pourtant, depuis longtemps, je suis dans le groupe pour interpréter les émotions de Martin. Et je crois que, en général, je m’en suis plutôt bien tiré. (Sourire.) Mais là, à ce moment précis, j’avais envie, besoin d’autre chose. Ma vie privée avait évolué…  Et au sein de Depeche Mode, je commençais à éprouver une sensation d’étouffement. Un ami de Los Angeles, Viktor, qui a d’ailleurs joué de la batterie sur l’album et m’accompagnera sur la tournée, m’a conseillé d’entrer en contact avec Knox, que je connaissais un peu pour l’avoir croisé quelques fois. Et comme par hasard, je suis tombé sur lui, à New York, deux, trois semaines plus tard ! Je lui ai demandé si ça pouvait l’intéresser d’essayer de travailler sur un projet commun, et quand nous nous sommes revus, nous avions composé un premier morceau à la fin de la journée. Au bout d’un d’un mois, on s’est aperçu qu’on avait cinq ou six chansons et que, sans vraiment s’en rendre compte, on était vraiment en train de travailler sur un album ! (Rires.)

“Un disque d’electro, même si je peux l’apprécier, ne me touchera jamais autant qu’un album de Billie Holiday.”

Avant Paper Monsters, vous n’aviez jamais rien écrit ou composé ?

(Sourire.) Rien de très sérieux en tout cas… J’ai souvent noté des phrases, des idées, en particulier lors des tournées, mais ça n’allait pas beaucoup plus loin. Je faisais des petits trucs dans mon coin. Cela dit, pendant les sessions de Ultra, j’avais osé faire écouter une démo à Martin, pour la toute première fois, un morceau intitulé Colder, que je vais d’ailleurs utiliser pour une face B. J’avais juste une idée de mélodie. Je crois qu’il avait semblé intéressé. Mais lorsque l’on s’est réunis pour choisir les chansons qui devaient figurer sur l’album, elle a été écartée car elle ne collait pas avec la tonalité générale que l’on voulait donner au disque. Et mine de rien, ça m’a vraiment fait mal… (Sourire.)

Maintenant que Paper Monsters est terminé, vous ne regrettez pas de ne pas vous être lancé avant ?

Honnêtement, non. Pour la simple et bonne raison que j’en aurais été incapable… Pour de nombreuses raisons. Et puis, pendant des années, j’ai pu apprendre, suivre la meilleure formation qui soit, avec un excellent professeur, peut-être l’un des meilleurs, en ce qui concerne l’écriture et l’arrangement d’une chanson. (Sourire.) Mais c’est vrai que ce disque est aussi né en réaction à Exciter, en quelque sorte. Martin est très branché par l’électronique, tandis que moi, j’en suis vraiment resté au rock, au blues. Un disque d’electro, même si je peux l’apprécier, ne me touchera jamais autant qu’un album de Billie Holiday : là, j’écoute une chanteuse, une voix, et je crois en ce qu’elle me raconte. J’ai même l’impression qu’elle ne chante que pour moi… (Sourire.) Avec Depeche Mode, j’ai toujours essayé de ne chanter que pour l’auditeur. Cette fois, pour les morceaux de Paper Monsters, j’ai décidé de chanter d’abord pour moi… Avec dans l’espoir que les gens vont écouter ce que j’ai à dire. (Sourire.) Dans l’espoir qu’ils vont peut-être s’identifier à certains des sentiments que j’exprime, à certaines des expériences que j’évoque. En enregistrant, j’étais conscient du fait que je voulais avant tout réaliser un disque qui me fasse me sentir bien.

Certains textes, la plupart même, semblent avoir un côté franchement autobiographique.

Oui, c’est vrai, mais bizarrement, ce n’était pas prémédité, il n’y avait pas de volonté délibérée de ma part… Je m’en suis aperçu après coup, une fois que tout était écrit, et je n’ai pratiquement rien modifié pendant l’enregistrement. J’aime beaucoup Exciter, j’en suis même très fier, mais à la fin des sessions, je me suis dit que j’avais mis beaucoup de moi dans ce disque, que j’avais fourni beaucoup d’efforts, et pourtant, j’éprouvais un étrange sentiment de manque. Je n’arrivais pas à être pleinement satisfait, alors que même Martin avait remarqué cet investissement de ma part. Mais j’attendais plus… Je ne savais pas quoi à l’époque, et aujourd’hui, j’ai la réponse. (Sourire.) Pour Paper Monsters, j’ai avant tout essayé d’être honnête, autant que faire se peut, dans ma musique et dans mes paroles. J’ai essayé de me regarder en face, de parler de mes imperfections, de ne pas les occulter.  En fait, on essaye tous de toucher à la perfection, alors que l’on sait très bien que c’est un leurre. Et il ne faut pas chercher à l’atteindre. Dans ma vie privée, j’ai essayé d’être un meilleur mari, un meilleur père, d’être plus à l’écoute, à l’écoute des messages qu’on m’envoie et j’ai tenté d’y répondre. En fait, quand on me demande quelque chose, ma première réaction est d’avoir peur… Et il y a beaucoup de cela dans ce disque. Mais, j’ai enfin compris qu’il fallait aborder les réalités de front, essayer d’agir pour surmonter ça. Et certainement pas de façon destructrice, comme j’ai pu le faire dans le passé. (Silence.)C’est à cela que fait référence le titre de l’album ?

Exactement ! Il résume cette volonté : après tout, ce ne sont que des monstres en papier, et tu es ridicule d’avoir ainsi peur. (Sourire.) Dans Black & Blue Again, j’évoque une scène terrible entre ma femme et moi. L’amour peut être quelque chose de douloureux, sans qu’il y ait rupture. Et pendant que nous nous disputions, je pensais : “Allez, pars, enfuies-toi, c’est nul et tu te retrouves dans les mêmes situations qu’auparavant. Tu n’es pas assez fort pour affronter tout ça…” Enfin, ce genre de ses conneries, quoi. Ce texte, je l’ai écrit juste après, dans un taxi qui me conduisait chez Knox : je notais les mots de façon presque frénétique… À la fin, j’exprime à quel point j’ai honte de ce que je peux penser ou faire, parfois, dans ce genre de situation. Je suis en colère contre moi-même. Avec un peu de recul, ces paroles me paraissent aussi correspondre à ce qui se passe dans le monde aujourd’hui : pourquoi les gens répondent-ils toujours par la peur et la colère ? Il doit bien exister d’autres solutions, le dialogue peut être possible quand même, non ? Mais, tout n’est pas pessimiste dans cet album ! (Sourire.) Dans quelques chansons, j’évoque mon passé avec un certain humour. Stay est un morceau qui m’a été inspiré par la naissance de ma fille… (Sourire.) Ce disque existe car j’en avais besoin pour vaincre mes propres appréhensions. Il fallait que je les expose, en quelque sorte, c’était presque une thérapie. Parce que je sais pertinemment qu’il y a d’autres personnes dans ce monde qui ressentent ou ont ressenti les mêmes choses.

Pourquoi avoir choisi de travailler avec Ken Thomas comme producteur ?

En fait, avant de penser à lui, beaucoup d’autres ont circulé ou m’ont été suggérés. Et puis, surtout, au tout début, je souhaitais vraiment bosser avec Flood, avec qui Depeche Mode a enregistré Violator et Songs Of Faith & Devotion. Mais lui était débordé et ne voulait pas s’impliquer dans un long projet. Mais nous avons quand même beaucoup discuté ensemble, il m’a donné d’excellents conseils, conduit sur la bonne voie… Pendant l’enregistrement de Exciter, ou juste après, deux ou trois albums ont vu le jour et ils ont vraiment été une source d’inspiration : Kid A de Radiohead et, surtout, le premier album de Sigur Rós, Agaetis Byrjun. Un jour, en discutant de mon disque avec Daniel (ndlr : Miller, patron du label Mute), il m’a demandé ce que j’écoutais alors. Je lui ai parlé de Sigur Rós et il m’a demandé de vérifier qui était le producteur. Ce qui n’a pas été facile, vu le nombre d’informations et la façon dont elles sont données sur le livret ! (Rires.) Daniel connaissait Ken, qui a d’ailleurs fait des remixes pour Depeche Mode il y a très longtemps (ndlr : ancien employé des studios Trident à Londres, il a aussi participé à des albums de David Bowie ou Queen, puis a travaillé avec Public Image Limited, entre autres.) Ils se sont rencontrés, Ken a écouté quelques-unes de mes maquettes et m’a appelé. Il m’a juste dit : “Je ne sais pas trop pour quelle raison, mais tes chansons m’ont fait me sentir bien”. Il n’avait pas besoin d’ajouter un mot, c’était juste ce que je voulais entendre. (Sourire.) L’intérêt avec lui, c’était aussi le challenge qu’impliquait notre collaboration. Dave Gahan et Ken Thomas, ce n’est certainement pas ce que les gens attendaient… (Sourire.) Mais je ne voulais pas d’un producteur qui arrive avec son équipe, ses musiciens pour m’aider à enregistrer un joli disque bien poli. Ken s’est avéré être parfait, je crois que je n’aurais pas pu rêver mieux. Il est sensible, toujours à l’écoute, il travaille beaucoup par suggestions…

“Deux ou trois albums ont vraiment été une source d’inspiration : Kid A de Radiohead et, surtout, le premier album de Sigur Rós, Agaetis Byrjun.”

L’autre rouage essentiel de Paper Monsters est Knox Chandler…

Sans lui, je ne sais pas si j’aurais pu mener à bien cette aventure, c’est aussi simple que cela. Et pourtant, parfois, le plus souvent même, il me faut du temps pour accorder ma confiance aux gens. Cela dit, quoi de plus normal quand on n’a que rarement confiance en soi-même… (Sourire.) Knox m’a toujours encouragé, et il continue de le faire, en particulier à jouer plus de guitare, même si je suis encore très loin de maîtriser cet instrument. Lui, c’est impressionnant ce qu’il peut faire. Il joue avec un nombre incalculable de pédales d’effets. En fait, plus que jouer une suite d’accord, il construit des atmosphères. Il a parfaitement su interpréter les idées que je pouvais avoir… Cet album a été conçu de manière très spontanée. Nous n’avons vraiment rien calculé, et en cela, c’était assez différent de que je peux connaître avec Depeche Mode. On laissait une grande liberté aux chansons, on les laissait partir dans plusieurs directions… (Sourire.) Parfois, le disque semblait prendre vie par lui-même. Je n’avais pas ressenti ça depuis très longtemps. (Il réfléchit.) Depuis Violator, en fait, lorsqu’on avait décidé de collaborer avec plusieurs personnes, comme Flood ou François Kevorkian. Contrairement à Martin, qui est en général très directif, je trouve ça bien de laisser parfois tes chansons entre les mains d’un autre pour qu’il y apporte une nouvelle dimension, les emmène ailleurs. Car tu es toujours libre de rebrousser chemin après coup…

Tu vas partir en tournée pour défendre ce disque.

C’est exactement ça, alors que je suis sûr que certaines personnes peuvent penser que j’ai fait un disque juste pour avoir un prétexte pour donner des concerts ! Ce n’est un secret pour personne, j’ai toujours adoré la scène. D’ailleurs, dès que nous avons commencé à travailler avec Knox, je lui ai dit : “Quoi qu’il arrive, je veux que l’on puisse jouer toutes ces chansons live, je veux pouvoir me projeter en train d’interpréter ces morceaux devant un public”. Tant et si bien que ce disque possède à la fois un côté introspectif, mais est aussi tourné vers le monde extérieur. Ma volonté, c’est aussi d’être capable de faire face à n’importe quelles conditions, quel que soit l’endroit où nous nous trouvons, dans un festival en plein air, dans une petite salle. Je ne veux pas que l’on soit dépendant de la technologie… Knox sera à la guitare et jouera peut-être du violoncelle. Sinon, il y a Martine LeNoble à la basse, qui est aussi dans Jane’s Addiction, Vince Jones aux claviers et Viktor à la batterie. L’idée, c’est de faire les dix titres de l’album, et quatre, cinq morceaux de Depeche Mode. J’en ai déjà sélectionné quelques-uns. J’ai prévenu Martin , bien sûr. (Il l’imite.) “C’est bien normal, tu les chantes depuis vingt ans, tu aurais tort de te priver…” (Rires.) J’aurais adoré voir ses concerts, mais mon emploi du temps m’en empêchait : je répétais à Los Angeles quand lui a fait sa mini-tournée. Nous, on va partir pour plus de deux mois, on donne vingt-cinq concerts aux Etats-Unis, et vingt-cinq autres en Europe. D’ailleurs, je suis épaté de voir à quelle vitesse se sont vendues les places ici. Sincèrement, je n’en reviens pas. D’autant que le disque n’était même pas sorti. Tiens, c’est peut-être pour ça d’ailleurs !! (Rires.) Je suis vraiment content de partir, de pouvoir défendre ce disque sur scène. Et, je suis aussi excité par l’idée de jouer dans des endroits plus petits, où tu peux sentir le public. Et puis, si l’album marche bien, je serais probablement sur la route jusqu’à la fin de l’année. Mais je crois vraiment en Paper Monsters. Je suis persuadé qu’il a une longue vie devant lui… (Sourire.)

Et, hum… Le futur de Depeche Mode est-il lié à son succès ?

(Sourire.) Sincèrement ? Je ne sais pas ce qui va arriver… Avant que je n’enregistre le disque, beaucoup de gens ne comprenaient pas que je veuille ainsi m’éloigner de quelque chose qui fonctionnait à merveille pour moi… Mais ce qu’ils ne savaient pas, c’est que ça ne marchait plus aussi bien ça, que les frustrations prenaient de plus en plus le pas sur les satisfactions depuis quelques années. Même si j’essayais de ne rien laisser paraître. Attention, je ne veux certainement pas que Depeche Mode s’arrête ! Mais… (Il fait une pause.) Mais j’ai envie d’autres challenges maintenant que je suis arrivé à relever le premier. Je suis persuadé que je ne pourrais plus me contenter d’interpréter les chansons de Martin, même si j’adore le faire. Je trouverais ça vraiment pénible de ne pas pouvoir m’impliquer davantage. J’ai beaucoup changé ces dernières années, et je viens de réaliser un vieux rêve… Je n’ai pas envie que mes idées, mes suggestions ne soient pas prises en compte, comme ça a pu être le cas auparavant. Je viens d’achever une expérience que je n’avais jamais vécue auparavant, qui m’a fait réalise de nombreuses choses, et en particulier qu’il ne fallait pas avoir peur de se dévoiler. Alors, il va m’être forcément difficile de faire machine arrière. À un niveau strictement personnel, il faut que je continue à avancer, même si je dois emprunter une route qui m’était jusqu’alors inconnue. Je dois être un peu lent, il me faut certainement du temps avant de comprendre, mais maintenant, je sais que je me dois d’extérioriser mes propres pensées, même les plus personnelles parfois. Il faut que je les fasse sortir de ma tête.

Un autre long format ?