EnregistrĂ©s Ă la vitesse Ă©clair de quatre jours, les vingt-trois titres de Lilith constituent dĂ©jĂ l’imposante somme de la discographie de Jean-Louis Murat, encore trop maigre Ă ses yeux. Avec ce triple album vinyle Ă l’ancienne, cet indispensable franc-tireur de la chanson française, qui reçoit exceptionnellement dans son Auvergne natale, ne s’est jamais aussi bien portĂ© depuis qu’il a trouvĂ© la bonne formule instrumentale sur Le Moujik Et Sa Femme. Guitariste Ă©mĂ©rite, auteur prolifique et chanteur incomparable, ce francophobe notoire compense sa frustration de stakhanoviste dans une discipline de travail quotidienne : Ă©criture, composition et peinture. En Ă©ternel amant, il sonde encore Ă travers la figure mythique de Lilith le mystère du cortex fĂ©minin avec un appĂ©tit qui se double d’un plaisir instantanĂ©. Tout en gardant un Ĺ“il vigilant sur l’Ă©poque, aussi morale que vicieuse.
INTERVIEW Franck Vergeade
PARUTION magic n°74Avec ce disque, j’ai voulu assommer la concurrence. DĂ©finitivement. Tout le monde va le contester, mais dĂ©sormais, il y a moi et les autres. Rien qu’au niveau du poids, j’ai fait très fort avec ce triple vinyle. Ce n’est pas la peine de se faire chier avec la version double Cd.
Comment est née cette idée de triple album vinyle ?
L’enregistrement s’est tellement bien passĂ© que je me suis retrouvĂ© comme un con avec ces vingt-trois titres. Je me suis fait un peu piĂ©gĂ©, mais je n’allais quand mĂŞme pas balancer un album entier Ă la poubelle. Initialement, je voulais publier un double vinyle. Sauf que ça ne tient pas sur un simple Cd, Ă cause de l’encodage. Tout le problème Ă©tait lĂ .
Était-ce aussi une manière d’assouvir un vieux fantasme ?
Le fonds du problème, c’est que je souhaitais un triple vinyle Ă mon nom dans ma discothèque. Ă€ la maison, je n’Ă©coute plus que des vinyles. Et il y a beaucoup de disco. Par exemple, je suis un fan absolu d’Eddie Kendricks, l’ancien chanteur des Temptations. D’ailleurs, Laure (ndlr. Bergheaud, sa femme), ça l’a toujours fait rigoler. Elle n’a toujours pas compris mon cĂ´tĂ© disco.
Tu as prolongé la formule du trio guitare-basse-batterie inaugurée sur Le Moujik Et Sa Femme (2002)…
J’ai surtout davantage travaillĂ© les textes que sur Le Moujik…. Je suis finalement assez simple comme garçon. J’ai beaucoup de mal Ă prendre autant de recul que vous, les journalistes. J’avance disque par disque. Le prochain est quasi terminĂ©. Il paraĂ®tra l’annĂ©e prochaine. Et j’en ai deux autres qui sont sur le feu. Lilith, c’est dĂ©jĂ une vieille affaire. D’ailleurs, dans le renouvellement de mon contrat, j’imposerai de publier deux albums par an. Parce qu’aujourd’hui, je suis obligĂ© de hurler et de terroriser tout le monde pour en sortir un chaque annĂ©e.
Tu n’en as pas marre de perdre autant d’Ă©nergie Ă faire comprendre aux autres ce qui te paraĂ®t naturel ?
C’est clair que j’en ai marre. Ah, la vache… (Moue dĂ©sabusĂ©e.) Les emmerdes ont commencĂ© depuis que j’ai terminĂ© Lilith. ça fait un mois et demi que je suis emmerdĂ© pour l’emballer, le tĂ©lĂ©charger sur le Net, pour ceci, pour cela. J’ai dĂ©jĂ dĂ©pensĂ© beaucoup plus d’Ă©nergie que j’en ai utilisĂ©e pour enregistrer tout le disque. Le business m’a pompĂ© plus de sève pour ces histoires Ă la con que le studio, l’Ă©criture des chansons, les rĂ©pĂ©titions, le mixage, la gravure… J’en suis sorti frais comme une rose. Aujourd’hui, j’en ai tellement plein le cul que j’irais mettre le feu Ă ma maison de disques. C’est vraiment pĂ©nible.
Chansons debout
Certaines chansons de Lilith paraissent relevĂ©es de l’Ă©criture automatique, comme Le Mou Du Chat, avec l’utilisation d’un vocable peu usitĂ©, comme “On s’organise en musc en rĂ©sĂ©da” sur Les Jours Du Jaguar.
J’ai toujours aimĂ© ça. C’est dans ma nature : j’adore la littĂ©rature, je possède une collection de dictionnaires. Mais Ă vrai dire, je ne sais pas trop ce que j’Ă©cris. Je ne suis pas toujours très conscient de la signification de mes textes. J’attends que les gens m’en parlent. J’aime trop la poĂ©sie pour ĂŞtre un fanatique du sens. J’enchaĂ®ne les images et les sensations. L’Ă©criture poĂ©tique est un bricolage un peu secret dont je n’ai absolument pas la clef. Mais c’est ce que j’aime par-dessus tout. Et tous les jours, il faut que j’Ă©crive de la poĂ©sie. J’y suis surentraĂ®nĂ© depuis l’adolescence. Je ne comprends toujours pas d’oĂą ça me vient, mais dès que je me laisse aller, je noircis des pages et des pages. C’est ma façon prĂ©fĂ©rĂ©e de m’exprimer. Et j’y suis toujours moi-mĂŞme.
Dirais-tu qu’avec Lilith, tu as Ă©tĂ© musicalement aussi ambitieux que calculateur ?
Non, cet album est très basique, me semble-t-il.
Même un exercice morriconien comme Se Mettre Aux Anges ?
C’est la faute de Dickon (ndlr. Hinchliffte) des Tindersticks. J’enregistre piano-voix, et ensuite, il fait ce qu’il veut. Ă€ partir du moment oĂą la personne te connaĂ®t et t’apprĂ©cie, elle essaie de rentrer dans ton univers. Je n’ai Ă©tĂ© aucunement directif dans ce disque. C’est une question de confiance.
Idem pour les chœurs féminins ?
J’ai demandĂ© Ă Camille si elle voulait bien s’en occuper. Dès qu’elle a acceptĂ©, je ne voulais mĂŞme pas savoir ce qu’elle avait fait. Et quand elle est venue enregistrer les chĹ“urs avec ses copines, on est parti se balader avec Fred (ndlr. Jimenez, le bassiste). Quand on est revenu, elles avaient terminĂ©es et Ă©taient dĂ©jĂ parties. Je ne suis pas du genre Ă fliquer les gens avec qui je travaille. ça a Ă©tĂ© très cool comme enregistrement. En studio, je suis arrivĂ© comme d’habitude avec le double de matière nĂ©cessaire. Mais l’Ă©quipe Ă©tait tellement bonne qu’en quatre jours, c’Ă©tait emballĂ©. Ă€ ma grande surprise.
L’album a-t-il Ă©tĂ© Ă©crit après l’annulation de la seconde partie de la tournĂ©e du Moujik, Ă l’automne 2002 ?
J’ai commencĂ© Ă bosser le 19 novembre. Et Ă enregistrer, le 1er fĂ©vrier. J’ai tout Ă©crit et surtout tout rĂ©pĂ©tĂ©. Car je ne fais pas de dĂ©mos, mĂŞme pas sur cassette. Les chansons, je les garde dans la tĂŞte et je les rĂ©pète au mĂ©tronome. DĂ©sormais, je les Ă©cris debout. D’ailleurs, c’est mon premier disque de chansons debout. En studio, je suis arrivĂ© avec seize guitares, mon mĂ©tronome et les vingt-trois titres en tĂŞte. Je ne les avais donc jamais entendus. Je les ai rĂ©pĂ©tĂ©s trois fois par jour. Une fois que je les connaissais par cĹ“ur, que je maĂ®trisais parfaitement le jeu de guitare et que j’avais dĂ©fini tous les sons, je les jouais en acoustique aux musiciens. Puis chacun mettait son casque, et c’Ă©tait parti. ça a vraiment Ă©tĂ© extra. Sur On Ne Peut Rien En Dire, le tout premier morceau enregistrĂ©, je ne connaissais pas le batteur (ndlr. StĂ©phane Reynaud). Il souhaitait qu’on se parle au tĂ©lĂ©phone, mais je lui avais dit qu’on se verrait en studio. Et une seule prise a suffi. Pareil pour Les Jours Du Jaguar, que j’ai achevĂ© la veille au soir. Je ne te cacherai que c’est ma chansons prĂ©fĂ©rĂ©e du disque, j’y suis le plus moi-mĂŞme.C’est une pratique digne des Rancheros…
Oui, je n’aime pas quand ça traĂ®ne. C’est d’ailleurs le problème quand on bosse ou vit avec moi. J’adore les gens qui sont rapides comme l’Ă©clair. Si au bout de cinq minutes, un musicien n’a pas compris, j’en change. Je dĂ©teste perdre mon temps.
En parlant de musicien, le changement de batteur est-il liĂ© Ă l’implication de Jean-Marc Butty dans VĂ©nus ?
Il y avait effectivement beaucoup de ça. Et puis, avec mes ventes de disques ridicules, je ne peux pas me permettre d’entretenir un batteur et un bassiste. Donc je prends des gens par Ă -coups.
Tu t’y complais dans ces “ventes ridicules” ?
Tu rigoles, j’espère ! Je fais un album et une tournĂ©e par an, et lĂ je sors un triple vinyle. On ne peut pas dire que je suis rĂ©compensĂ©. ça m’Ă©chappe complètement. Chaque fois que je publie un disque, j’aimerais bien en vendre cinq cents mille.
Paradoxalement, l’accueil radiophonique sur Lilith est dĂ©jĂ plus consĂ©quent que sur le prĂ©cĂ©dent.
Tu crois cela… Est-ce que c’est bien pour la musique, mes chansons, la production, les concerts ? N’est-ce pas plutĂ´t parce qu’il manque de personnalitĂ©s Ă se mettre sous la dent pour Ă©crire des papiers ? Va savoir…
D’autant que le contexte actuel est encore plus dramatique qu’il y a un an et demi.
“Dramatique” est vraiment l’adjectif qui convient. Avec les intermittents qui s’y mettent, je pense que ça va pĂ©ter sĂ©vèrement. Mais on l’a bien cherchĂ©. Ă€ force de signer des artistes de merde, d’avoir une tĂ©lĂ© de merde…
Quel regard portes-tu sur la “nouvelle variété française” ?
Je ne connais pas parce que je n’Ă©coute pas. On me parle de Delerm, mais il n’y a pas de moment dans mon programme journalier oĂą j’Ă©coute la radio ou regarde la tĂ©lĂ©. Et si, au cours d’un dĂ®ner, quelqu’un met Vincent Delerm, il se prend une assiette dans la gueule. (Sourire.) Si les mecs prennent un peu de pognon, tant mieux. Les temps sont difficiles… Il y a Ă©videmment un cĂ´tĂ© pathĂ©tique Ă tout cela, mais raison de plus pour ne pas baisser les bras. D’autant que ce que je prĂ©fère, c’est chanter et jouer de la guitare. Depuis 1977, je n’ai toujours fait que ça. Alors je ne vais pas m’arrĂŞter maintenant.
Vicieux vertueux
Qu’est-ce qui pourrait faire que la source se tarisse ?
Je te rassure tout de suite, la source ne se tarira jamais. Tu n’as pas fini d’entendre parler de moi. (Sourire.) Je ne pense pas ĂŞtre fabriquĂ© pour que la source se tarisse un jour. Je ne fonctionne pas ainsi. Je ne prends pas les chansons avec une pipette dans un lac qui est en train de s’assĂ©cher.
Ne crains-tu pas de redescendre des sommets à force de durer ?
J’ignore le sommet. Ce qui me motive, c’est ma curiositĂ©. Et puis, j’aime jouer : de la guitare, du piano, de l’accordĂ©on… C’est bien pour cela qu’on fait ce job. Toi, tu aimes Ă©crire. Moi, j’aime jouer.
D’ailleurs, tu as rarement jouĂ© autant d’instruments que sur ce disque-lĂ Â : guitares, bouzouki, harmonica, Fender Rhodes, piano, mini-Moog.
Je pensais toujours que tout le monde allait ricaner. Sous mes apparences de grande gueule, je suis assez peu sĂ»r de moi. En ce moment, je bosse le sax pour ĂŞtre capable de faire des chorus. Pour la guitare, ça s’est dĂ©coincĂ© Ă New York. Je m’en souviens très bien. C’Ă©tait avec Marc Ribot. Je lui avais fait Ă©couter une partie de guitare, et il me demandait pourquoi je ne la jouais pas moi-mĂŞme parce qu’il en Ă©tait incapable. Ce jour-lĂ , j’ai vraiment pris confiance en moi. D’ailleurs, on a enregistrĂ© Jim en trio, guitare-basse-batterie. C’est pour cette raison que j’aime beaucoup les AmĂ©ricains. Jusque-lĂ , je n’avais jammĂ© en France avec des musiciens. Depuis, je me sens plus guitariste que chanteur, auteur-compositeur ou saxophoniste.
Sur scène, c’est de loin la formule qui te sied le mieux.
C’est celle oĂą je prends le plus mon pied et oĂą je contrĂ´le tout. Or, j’aime bien contrĂ´ler. (Sourire.) Dès le dĂ©but, avec mon premier groupe, Clara, c’Ă©tait comme ça. C’est quand mĂŞme dingue que j’ai perdu tout ce temps pour y revenir. Selon Christophe (ndlr. Pie, ancien membre de Clara et aujourd’hui batteur de Rogojine), un titre comme Gel Et RosĂ©e est très Clara. Dans la façon de faire, je suis retournĂ© au point de dĂ©part. Mais quand j’ai signĂ© dans ces putains d’annĂ©es 80, si tu prĂ©sentais des chansons comme il y en a sur Lilith, il ne te restait que tes yeux pour pleurer. Alors, on s’est tapĂ© vingt ans de musique de merde. Si au temps de Cheyenne Autumn, je n’avais pas fait un disque aussi tarabiscotĂ©, jamais je n’aurais passĂ© la rampe. C’est le business et la sensibilitĂ© du public Ă l’Ă©poque qui m’ont amenĂ© Ă enregistrer de tels albums. Je ne les regrette pas d’ailleurs. Mais c’est beaucoup plus Ă©panouissant de faire la musique de Lilith. Et j’ai hâte d’ĂŞtre sur scène. Pour tout faire pĂ©ter.
Quelle est ta position sur la diffusion libre et gratuite de la musique sur Internet ?
Je suis scandalisĂ©. Tout le monde nous pique les chansons, et les internautes sont des voleurs de poule effroyables. Il faudrait en pendre par les couilles un par jour, place de la Concorde. Ils n’acceptent pas qu’un petit Beur vole leur voiture ou une pomme dans leur verger, mais ils trouvent tout Ă fait normal de piquer des disques. Ă€ force de flatter le vice, le public est devenu strictement vicieux. On n’a rien Ă gagner dans cette affaire. MĂŞme un mec qui a cru en l’Internet, comme Bowie, est obligĂ© d’aller vendre son cul chez Vittel. On va tous y laisser notre chemise, et le business avec.
Tu vas pourtant ĂŞtre le premier artiste français dont l’album va ĂŞtre tĂ©lĂ©chargeable sur le Net avant mĂŞme sa sortie commerciale…
J’ai donnĂ© mon accord, en disant que c’Ă©tait une belle connerie. Parce que tu ne donnes pas aux voleurs l’habitude de voler impunĂ©ment. Je n’ai jamais vu une telle dĂ©viance lĂ©galisĂ©e aussi facilement, alors qu’on n’a jamais vĂ©cu dans une Ă©poque aussi morale et rĂ©pressive. Il n’y a qu’Ă voir la baisse de frĂ©quentation de 20 Ă 35% dans les salles de concert Ă cause des lois Sarkozy… Ce sont les mĂŞmes qui t’interdisent de boire des bières Ă un concert et qui volent dix disques par nuit, sans sourciller. Ce grand Ă©cart est insupportable, et cette contradiction me rend dingue. Personnellement, je n’en peux plus des vicieux vertueux.Tu as dĂ©jĂ pensĂ© quitter l’Hexagone ?
C’est trop tard maintenant. Mais si j’avais dix-huit ans, je me mettrais Ă l’anglais et je partirais aux États-Unis. ça, c’est sĂ»r. Quand tu vois comment ils font de la musique dans les circuits parallèles, c’est le rĂŞve. La vie de musicien, c’est de pouvoir gagner trois cents balles en liquide en allant jouer cinq-six chansons dans un bar, et pas de s’agenouiller aux Assedic devant un enculĂ© de fonctionnaire CGT qui veut t’en radier.
Pourquoi l’instinctif que tu es a-t-il autant de mal avec son image ?
Si je vendais un million d’albums et que tout le monde m’aimait, ça me couperait la chique. C’est une sorte de croche-pied inconscient que je me fais Ă moi-mĂŞme. Avoir des ventes insuffisantes et me sentir mal-aimĂ©, contestĂ© ou dĂ©testĂ© titillent mon comportement de guerrier. MĂŞme si ça m’attriste parfois. Quand je suis sorti de l’expĂ©rience du Moujik, après en avoir vendu quatre, je me suis dit : “C’est ce qu’on va voir, je vais en remettre un coup !” Dans ce pays de merde, oĂą tout est merdeux, la seule motivation que j’arrive Ă trouver encore est que l’on ne m’aime pas.
Et avec les photos ?
Je refuse d’ĂŞtre pris en photo par quelqu’un d’autre que moi. Et je ne transigerai jamais lĂ -dessus. Maintenant qu’il y a Photosphop et des scanners ultra performants, je ne vois pas pourquoi on serait obligĂ© de payer des photographes pour faire nos propres photos. Quand tu sais Ă©crire une chanson de deux minutes trente, tu sais prendre une photo. J’attendais de passer le cap des cinquante ans pour annoncer cette dĂ©cision Ă ma maison de disques. La photo est une expĂ©rience trop humiliante. Tu te retrouves avec des gens assez mĂ©diocres qui essaient de t’attifer et te pomponner pour paraĂ®tre quinze ans de moins. Ils te regardent de travers parce que tu as des poches sous les yeux et ne savent pas comment faire pour les enlever.
Mais tu as cautionné cette pratique en ton temps !
Parce que je ne pouvais pas faire autrement. Sauf Ă me faire convoquer dans le bureau du PDG de Virgin et me faire virer si je n’acceptais pas. La technologie a tellement progressé… Je ne comprends pourquoi il existe encore des photographes professionnels.
Dernier héros
Quel est ton modèle de longévité dans ce métier ?
John Lee Hooker. D’ailleurs, j’ai un Ă©norme souci avec ma discographie. Quand j’arriverai Ă trente-cinq, quarante albums, ça commencera Ă ressembler Ă quelque chose. C’est pourquoi je mets la gomme. Après m’ĂŞtre fait virer de PathĂ©, je signe mon premier vrai contrat en 1988, et je sors Cheyenne Autumn l’annĂ©e suivante. Si tu comptes les live et autres Ep’s, j’ai publiĂ© près de vingt Cd’s en quatorze ans. Si on se revoit dans dix ans, j’en serai Ă quarante. Mais ça ne me force pas, au contraire, ça me dĂ©tend. Toute la maladie de notre business est lĂ . Comment se fait-il qu’il n’y ait pas d’artistes qui ne se pendent pas en faisant un disque tous les quatre ans dans un pays grand comme la moitiĂ© du Texas ? Je ne comprends pas. C’est comme si les footballeurs ne jouaient que la Coupe du monde. Moi, je fais le Championnat de France et la Champions League.
La chanson Gel Et RosĂ©e est dĂ©diĂ©e Ă Dominique LaboubĂ©e, l’ancien chanteur des Dogs.
La classe. Ils n’arrĂŞtent pas de nous casser les couilles avec Johnny Hallyday, mais c’Ă©tait le seul modèle qui, en 1977, nous donnait une idĂ©e valorisante. Et puis, je connais un peu Louise FĂ©ron, leur histoire… S’il avait Ă©tĂ© amĂ©ricain, il serait devenu une superstar, et Hollywood aurait dĂ©jĂ fait un film sur lui. Sauf qu’en France, dans ce pays minable, sa disparition a Ă©tĂ© traitĂ© de façon minable. C’est presque notre premier et dernier hĂ©ros.
En parlant de minable, comment as-tu vécu les événements politiques et sociétaux depuis le 21 avril 2002 ?
Il y a de quoi se taper le cul par terre. Les Che Guevara de l’avantage acquis, comme disait Finkielkraut, sont au pouvoir. Tous les Dupont la joie de France se prennent pour Che Guevara. Et le public, satisfait, applaudit. Mais ce qui m’inquiète vraiment, c’est le problème des intermittents. On est mal, surtout tous les petits groupes comme Rogojine. Et je ne parle pas du monde parisien de la musique. On a Ă©tĂ© bien trop souvent indulgent. Moi, je me suis fait traiter de tous les noms, quasiment de “rĂ©actionnaire” et de « lepĂ©niste”, en protestant il y a quatre ans contre ce statut d’intermittent de merde, affirmant qu’il allait nous pĂ©ter Ă la gueule. RĂ©sultat : je me suis fait insulter de tous les cĂ´tĂ©s dans Le Canard EnchaĂ®nĂ©, Charlie Hebdo. Voyant cela, l’Adami, qui est tenue par la CGT, m’avait supprimĂ© ma subvention pour tourner. Aujourd’hui, je m’aperçois que ces gens-lĂ dĂ©fendent mes arguments de l’Ă©poque. On aurait dĂ» rĂ©agir beaucoup plus tĂ´t. Parce qu’on est bien dans merde maintenant. Dans dix ans, quand on va se rĂ©veiller, il n’y aura plus que Florent Pagny, Obispo et nos yeux pour pleurer.
Revenons Ă Lilith : avec une chanson comme Ă€ La Morte Fontaine, ne tends-tu pas le bâton pour te faire battre auprès d’un public non averti ?
Je lui pisse au cul au public non averti. (Sourire.) C’est simplement une chanson sur la passion mortifère qui règne dans notre Ă©poque, avec tous ces couillons qui sont fascinĂ©s par la mort, les brutes, les barbares, les incultes, la vulgaritĂ©. Pensant se rĂ©gĂ©nĂ©rer, ils sont prĂŞts Ă aller se noyer dans l’eau morte, par opposition Ă la claire fontaine. Notre sociĂ©tĂ© est comparable Ă la mer d’Aral. Comment veux-tu que je prĂŞte le flanc Ă cela ? Finalement, la civilisation française est passĂ©e assez rapidement d’une fascination pour l’eau claire Ă celle pour l’eau morte. Je me souviendrai toujours de cet intello parisien me soutenant que Joey Starr Ă©tait la personnalitĂ© la plus intĂ©ressante du paysage mĂ©diatique français. C’est un peu comme le jour oĂą le patron de Virgin se fĂ©licitait d’avoir le nouvel Arthur Rimbaud en signant Doc GynĂ©co. Tout cela m’effraie de plus en plus.
En dehors des intermittents, y a-t-il une cause pour laquelle tu serais prĂŞt Ă t’engager ?
Le principe d’Ă©galitĂ© entre l’homme et la femme dans nos sociĂ©tĂ©s. Le statut de la femme est l’enjeu des dĂ©cennies Ă venir dans le monde. Et je suis prĂŞt Ă astiquer la kalachnikov pour dĂ©fendre cette Ă©galitĂ© stricte. Parce que c’est tout ce qui m’a fait. Je suis bâti ainsi. Ma libido a besoin de femmes libĂ©rĂ©es pour exister. L’amour avec une femme libĂ©rĂ©e et Ă©panouie est bien plus enrichissant qu’avec une vierge voilĂ©e. Ma dose de dopamine, d’abord.
Mais l’image de la femme n’a jamais Ă©tĂ© aussi mauvaise.
J’ai toujours vu dans l’anti-amĂ©ricanisme beaucoup d’anti-fĂ©minisme. C’est pourquoi la figure de Lilith me plaĂ®t bien. Dès le dĂ©but de l’HumanitĂ©, a Ă©tĂ© envisagĂ© un principe d’Ă©galitĂ© entre l’homme et la femme. Aux États-Unis, les fĂ©ministes ont justement pris le personnage de Lilith comme symbole. Derrière la peur de l’AmĂ©ricain, je vois Ă chaque fois la peur de la femme. Pas plus, pas moins.
Et s’il fallait te rĂ©sumer par un mot ?
SĂ©rieux. Et travailleur. Et colĂ©rique, trop colĂ©rique. J’ai des colères qui me coĂ»tent chères parfois.