Enfin de retour avec un album de haute volée, The Invisible Man, Mark Eitzel a vécu pendant trois ans un peu plus caché que d’habitude, mais pas beaucoup plus heureux. À l’heure où la fine fleur de l’indie rock, de Lambchop à Calexico, se réunit pour lui rendre un hommage discographique bien mérité, il était temps de redonner la parole à l’un des plus grands auteurs de ces quinze dernières années, que le malheur n’a décidément pas fini de hanter.

ARTICLE Matthieu Grunfeld
PARUTION magic n°51“Si je n’écrivais pas de chansons, je me baladerais avec un gros flingue à la main et j’irais faire des cartons dans les fast-foods. Sérieusement, je suis vraiment fou et je le serais encore plus s’il n’y avait pas la musique”. Assis en face de nous, l’homme qui profère ces paroles lourdes de menaces n’a pourtant ni l’apparence d’un tueur sanguinaire ni le costume et les accessoires d’un fan psychopathe de Marilyn Manson. Mark Eitzel n’en est que plus crédible. L’ancien leader d’American Music Club porte aujourd’hui le fardeau de sa quarantaine dégarnie avec moins d’ostentation que beaucoup de ses jeunes confrères, mais avec autrement plus de classe et d’authenticité. Depuis la révélation reçue à l’écoute d’Engine ou de Songs Of Love au début des années 1990, on sait bien que la capacité à émouvoir du bonhomme est inversement proportionnelle à l’éclat de son plumage. Eitzel a depuis longtemps renoncé au clinquant de la déprime qui présente bien, comme aux facilités de l’auto-apitoiement spectaculaire et calculé. Et lorsqu’il affirme vivre au jour le jour, à la limite de la folie et de la dépression, maintenu en vie par son inspiration, il n’y a dans ses propos ni mensonge, ni exagération. On en est d’autant plus désolé pour lui.

Boires et déboires

C’est incontestable, il a de quoi nourrir une hostilité légitime à l’égard de l’humanité et du monde en général. Chez cet homme, le manque de bol est poussé à un degré tel qu’il en devient un mode de vie, presque une forme d’art à part entière. Ainsi, en bon poète maudit qu’il est, Mark aura réussi à attirer sur lui en une seule journée à Paris plus de catastrophes qu’un bataillon de clones de Pierre Richard dans La Chèvre. Qu’un douanier zélé et maladroit s’avise de tripoter d’un peu trop près un bagage, c’est la guitare d’Eitzel qui ressort brisée en deux. Qu’un virus malicieux s’amuse à planer dans les environs, c’est pour le rendre quasi aphone quelques heures avant son grand retour sur une scène française. Van Gogh de la scoumoune, Picasso de la déveine, il a accumulé tout au long de son existence de quoi alimenter ses poèmes noirs et inspirés. “Ma vie ne s’est pas considérablement améliorée depuis le dernier album. Ma meilleure amie s’est suicidée l’an dernier et j’ai mis du temps à m’en remettre. J’ai été assez gravement malade aussi. Je me suis fait virer de chez moi. Maintenant, la musique que j’écris doit me rendre heureux”. Attention cependant : on ne trouve pas trace sur The Invisible Man de nombrilisme ou d’introspection complaisante. “Je n’aime plus écrire à la première personne. Je suis déjà suffisamment narcissique comme ça. Alors, la plupart du temps, je m’adresse à quelqu’un, j’écris à la deuxième personne. C’est une façon d’aller un peu plus loin, de dire aux autres des choses que j’aimerais me dire à moi-même, d’éclaircir un peu le brouillard de ma personnalité. C’est tout de même un peu moins renfermé, un peu plus productif”. Ouvert au monde, tourné tout entier vers la réalité, Eitzel nourrit son inspiration d’un regard critique porté sur l’Amérique contemporaine tout autant que des épreuves de sa vie privée. Désespéré mais pas résigné, il conserve une capacité d’indignation devant les dernières cagades du nouveau président W (prononcez Deubeulyou), qu’il a bien connu du temps où il ne sévissait encore qu’en Californie.“Bush a lancé une véritable guerre contre la Californie. Ses copains dans le business et les grandes compagnies ont triplé le prix de l’énergie, et le gouvernement qu’ils contrôlent n’intervient pas. Du coup, les faillites se multiplient. Nous sommes la cinquième puissance économique au monde et l’on nous rationne l’électricité. Le pire, c’est que nous n’avons même pas voté pour lui. C’est vraiment un minable mesquin et dangereux. En plus, je crois qu’il n’y a rien de pire au monde qu’un ex-cocaïnomane : le manque le rend encore plus teigneux. Mais je n’arrive pas à écrire des chansons à message. J’écris déjà des lettres à mon sénateur tout le temps. Je te dis : je suis vraiment timbré. (Rires.) Mais dans les chansons, ça ne sort pas sous cette forme”.

C’est bien cet admirable travail sur la forme qui continue à faire aujourd’hui la différence entre Mark Eitzel et le peloton de ses disciples. Quelle que soit l’intensité des expériences vécues ou des sentiments éprouvés, elle ne vaut que parce qu’elle est passée au filtre d’un travail d’écriture qui trouve peu d’équivalent dans la musique récente. Véritables nouvelles en miniature, certaines de ses chansons mettent en scène des personnages hauts en couleur, tel ce Boy With The Hammer décrit sur le premier morceau du nouvel album. “C’est une histoire vraie. J’étais dans ce grand bar à San Francisco avec des strip-teaseuses, des jongleurs, des danseurs de claquettes. Tout le monde était défoncé et super bien habillé. Et j’ai vu un type qui s’était fait exactement le même look que le héros d’Alfredo Garcia de Peckinpah. Et il avait un tout petit marteau piqueur dans un sac plastique. Il ne disait rien. De temps en temps, il crachait du feu, sans lâcher le marteau. J’ai trouvé ça terrifiant et fascinant à la fois”.

Ces chansons, méconnues du grand public, lui valent depuis des années l’admiration éperdue des musiciens les plus divers. De Will Oldham à Mogwai, tous reconnaissent aujourd’hui avec ferveur l’influence plus ou moins directe de l’auteur de Mercury. Célébré comme modèle d’écriture, Eitzel s’est toujours gardé de revendiquer trop haut la paternité d’une scène indie qu’il ne porte pas particulièrement dans son cœur. Trop tristounette à son goût, trop convenue, pas assez communicative. “Il ne s’agit pas de faire des efforts systématiques pour avoir l’air heureux. J’ai dépassé ce stade maintenant. C’est juste que quand je vois quatre mecs qui jouent sur scène avec un air sinistre en regardant leurs chaussures, ça me donne envie de mourir. (Rires.) Je n’ai pas envie de voir ou d’entendre quelqu’un qui me ressemble à ce point. J’ai envie de voir du nouveau. C’est bizarre, mais trop d’honnêteté peut tuer l’honnêteté. Moi, je me considère comme un simple entertainer. Je suis là pour faire plaisir aux gens, pour les distraire. Pas pour les déprimer”.

Malgré la présence sur The Invisible Man d’une chanson manifeste écrite à la va-vite, Proclaim Your Joy, le malentendu persistant qui voudrait le réduire à son rôle de parrain du rock dépressif tarde à se dissiper. Et pourtant, il continue de le clamer haut et fort : ses goûts musicaux inattendus sont tout autant tournés vers la lumière des charts que vers l’ombre des petites scènes mal éclairées. “J’ai grandi avec le punk, bien sûr. Mais j’ai toujours écouté en même temps des choses très convenues et des références beaucoup plus honteuses. Quand j’avais quinze ou seize ans, j’adorais la musique progressive. Yes a été un des premiers groupes qui m’ont vraiment marqué. Et même si tout le monde considère que c’est très mauvais, très pompier, je ne renie rien. Je continue à penser qu’il y avait une intensité et des qualités incroyables dans leur musique. C’est pareil aujourd’hui : j’éprouve beaucoup plus de plaisir à écouter la dernière chanson de Madonna à la radio qu’à écouter des groupes qui se disent influencés par moi. Et puis tu as vu son clip ? Il est vraiment fabuleux !”

Ambient

On retrouve ce mélange de tristesse et d’humour, de distance et d’émotions sur The Invisible Man, premier album en trois ans, et quatrième en solo depuis la fin d’American Music Club en 1994. Jamais Eitzel n’était resté si longtemps silencieux. Ce n’est pourtant pas faute de s’être activé. Deux autres albums, dont un entièrement consacré à des reprises, ont été enregistrés au cours de cette période, mais n’ont pas vu le jour. La raison est simple : il n’a jamais été le plus grand fan de sa propre œuvre. Jamais rassuré par les compliments, il continue à manifester une tendance persistante à l’auto dépréciation sincère. “Ces deux autres disques étaient complètement nuls, tout simplement. Il y avait juste cette reprise de Move On Up que j’ai enregistrée avec la section rythmique de Beck et qui me plaisait vraiment. Même si Curtis Mayfield se retournerait dans sa tombe s’il l’entendait”.

Faisant suite à un Caught Up In A Trap… délibérément acoustique et dépouillé, The Invisible Man frappe par la modernité et la nouveauté des rythmes et des ambiances qui enrobent désormais les textes du Californien. En optant pour la composition assistée par ordinateur, il est parvenu à dénicher une forme de changement dans la continuité. “J’ai toujours aimé les musiques ambient et répétitives. Mais j’ai mis longtemps avant de me décider à acheter un ordinateur. Je ne voyais pas comment combiner les chansons et la technologie. C’est nettement plus facile et plus économique pour enregistrer mes chansons, seul, chez moi. En plus, les sonorités électroniques permettent de faire passer des nuances plus subtiles, de leur donner de l’ampleur. J’aime bien le côté un peu froid qui contraste avec les textes aussi”.

Eitzel, c’est vrai, n’est toujours pas devenu un grand mélodiste. Il ne l’a jamais été. Les choix effectués sur The Invisible Man n’en sont que plus judicieux. Portées par des instrumentations rigides et dépouillées qui leur conviennent, ses nouveaux morceaux parviennent à émouvoir sans l’aide des artifices autrefois introduits par Peter Buck sur West, disque composé à quatre mains. L’un d’entre eux en particulier semble résumer en quelques minutes toute l’œuvre de son auteur. Sur Sleep, Mark prononce en effet ces mots déchirants, adressés à la fois à l’être aimé, à son public et à lui-même : “If I had a song that could dissolve you like sleep/Maybe it could save you”. Sans en être vraiment conscient ni suffisamment fier, c’est ce qu’il est parvenu à réaliser une fois de plus, peut-être mieux encore que sur ses albums précédents : enregistrer des chansons apaisantes et salvatrices, qui réparent et qui consolent comme une nuit de sommeil. Même si on finit toujours par se réveiller, on aimerait parfois qu’elles n’aient pas de fin.

Un autre long format ?