Offert temporairement
© Juliette Larthe

Entamée au côté de Peter Kember au sein de Spacemen 3 puis poursuivie dans son propre vaisseau avec Spiritualized, la discographie de Jason Pierce n’est jamais redescendue de ses éblouissantes hauteurs en vingt-cinq ans.

🎉 Cet article vous est offert alors qu'il est habituellement sur abonnement.

Ceci est la reproduction de l’article “Space is the place” paru dans l’hebdo pop moderne n°14.

1. LA PRESCRIPTION PARFAITE DE SPACEMEN 3

Sound of Confusion (1986)
The Perfect Prescription (1987)
Playing with Fire (1989)
Recurring (1991)

La petite ville industrielle de Rugby, au centre paumé de l’Angleterre, n’a pas seulement enfanté l’ovalie, mais aussi un des groupes les plus influents de la musique populaire anglaise, Spacemen 3, formé en 1982 par Jason Pierce et Peter Kember, deux étudiants en école d’art, camarades de défonce, amateurs des musiques qui vont avec. Mixant rock psychédélique (13th Floor Elevators, Electric Prunes), guitares fuzz (Stooges, MC5), rythmiques primitives (Suicide, Moe Tucker) et production garage (Joe Meek), le tout sur une note (le la, de préférence) ou deux, pas plus, le duo annoncera notamment l’essor du shoegazing (ils auront clairement marqué Jesus and Mary Chain, My Bloody Valentine, Loop) avant de splitter en 1991 et de poursuivre leurs trips, fâchés, dans des vaisseaux séparés : Spiritualized pour Pierce, Sonic Boom, Spectrum et E.A.R. (Experimental Audio Research) pour Kember. Entre-temps, ils auront mis en pratique leur motto “Taking drugs to make music to take drugs to” avec constance et rigueur, en quatre albums documentant leur inéluctable séparation, et pas mal de concerts répétant paresseusement l’Exploding Plastic Inevitable de Warhol et du Velvet Underground, projetant des images psychédéliques sur le groupe assis, trop perché pour tenir debout peut-être. Spacemen 3 eut divers line-up mais c’est bien l’association entre l’alchimiste du son Peter “Sonic Boom” Kember et le songwriter habité Jason “Spaceman” Pierce, qui accoucha de quelques pépites (“nuggets”, comme on dit en anglais).

Son pourri, technique rudimentaire, tracklist composée en grande partie de reprises, le premier Sound of Confusion porte assez bien son titre lorsqu’il finit par sortir en 1986, après quatre ans de gestation envapée. Les premiers fans y retrouvent l’énergie brute et minimaliste des live, et cette singulière façon de scander les paroles, inspirée d’Alan Vega (et qu’on retrouvera plus tard chez Bobby Gillespie de Primal Scream, Shaun Ryder des Happy Mondays ou Mike Skinner de The Streets), et qui prend, avec l’accent prolo de Kember, une tournure plus revendicative, comme un slogan politique crié dans la grisaille thatchérienne, les fumées d’usines, le bruit blanc des guitares. Sur l’album suivant, The Perfect Prescription (1987), Spacemen 3 affine son style en révélant ses deux facettes, la rage bruitiste de Kember laissant un peu plus de place à l’introspection planante de Pierce, qui fusionne buvard et hostie sur des ballades velvetiennes, mélodieuses et lancinantes comme des douces montées (Walkin’ with Jesus, Feel So Good). Au milieu de l’album, Ecstasy Symphony/Transparent Radiation (Flashback) reprend les Red Krayola de 1967 en un long morceau qui illustre le climax du trip avant la fatale descente (l’album s’achevant sur le titre Call the Doctor), Kember offrant de son côté un bel hommage, imitatif et tendre, à Lou Reed (Ode to Street Hassle).

“Mind the gap”, semble dire Playing with Fire en 1989, où l’écart s’agrandit entre les ballades romantico-religieuses de Pierce et les compositions les plus noisy de Kember, comme son hommage au groupe d’Alan Vega (Suicide) ou l’hymne stoogien Revolution, qui atteint la 1re place du classement UK indépendant. Enfin, Recurring, en 1991, est presque un album posthume, Kember et Pierce enregistrant chacun leur propre moitié d’album dans deux studios différents. Le son de Pierce y est plus lyrique et dramatique, construisant ses chansons jusqu’à leur apogée, annonçant la formule à venir de Spiritualized, mais de manière souvent empesée et laborieuse. Nourris par la MDMA, l’Haçienda et la migration des rockeurs vers les dancefloors (Primal Scream, Happy Mondays), les longs morceaux texturés de Kember se meuvent horizontalement, sur une impulsion rythmique et hypnotique du début à la fin. Avant même la sortie du disque, Sonic Boom enregistre son premier album solo, Spectrum, avec des boîtes à rythmes et des synthés modulaires, tandis que Pierce embarque leurs musiciens pour créer Spiritualized.

Wilfried Paris

2. DÉCOLLAGE POUR J. “SPACEMAN”

Lazer Guided Melodies (1992)
Pure Phase (1995)
Ladies and Gentlemen We Are Floating in Space (1997)

Bien que marqué par le trip Spacemen 3 – la présence de Will Carruthers, Jonny Mattock et Mark Refoy n’y est sans doute pas pour rien –, Lazer Guided Melodies, c’est l’allumage des moteurs. Le décompte est lancé en juin 1990, lorsque Jason Pierce reprend dans un style velvetien Any Way That You Want Me, des Troggs, déjà reprise avec Spacemen 3. Ce premier disque en solo expose ce que sera Spiritualized. Des thématiques : l’amour, la drogue, la foi. Des obsessions : le chaos (comme celui très organisé de Shine a Light), le blues (Run s’inspire de Call Me the Breeze du guitariste J. J. Cale), le gospel, ses orgues, ses gimmicks, parfois même ses poncifs, religieux (“Lord, shine a light on me”). Des structures : un enchevêtrement de petites phrases de guitares sur lequel se dresse une architecture d’arrangements en tout genre.

Mais c’est sans aucun doute sur Pure Phase, en mars 1995, que J. Spaceman se sublime, déjà. Ce disque, le préféré de son créateur, nous renseigne énormément sur les hantises perfectionnistes de Jason Pierce. La petite histoire veut qu’il se soit retrouvé avec deux mixages différents du disque. Ne sachant pas lequel conserver, sur les conseils de son ami John Coxon, du duo londonien de jungle Spring Heel Jack, il choisit de les superposer. Ce qui créa un fascinant phénomène acoustique de phase – d’où le titre –, mais qui exigea un long et laborieux travail d’édition manuelle des bandes pour conserver l’effet, qui avait tendance à se décaler et s’estomper. Une idée qui résonne d’autant plus puissamment en lui qu’il se passionne à cette époque pour le minimalisme et les expérimentations sur bandes de Terry Riley et Steve Reich, lui-même père du déphasage. C’est d’ailleurs son intérêt pour ces compositeurs qui pousse Pierce, sur le superbe Spread Your Wings, à inviter le quatuor à cordes du Roumain Alexander Balanescu : le célèbre Michael Nyman avait aussi composé pour eux. Le résultat, jouissif et plus affirmé que son prédécesseur, s’étend en drones narcotiques joués par sa copine d’alors, Kate Radley, avec ses claviers Farfisa et Vox, (le morceau Pure Phase), et d’implacables murs de sons à la Phil Spector.

Malgré ces réussites formelles, son premier LP à rencontrer un grand succès critique survient en juin 1997. Ladies and Gentlemen We Are Floating in Space se hisse à la 4e place des charts britanniques et est élu album de l’année par le New Musical Express. Une belle performance pour un disque hors-norme, à rebours des tendances d’alors, où la mode est à la britpop et que Radiohead la joue rebelle avec OK Computer. «C’est étrange, parce que je ne le considère pas comme mon meilleur album. Et de loin», nous confie Pierce en 2018. Aujourd’hui, il y voit plus un succès marketing qu’un accomplissement musical. Probablement fait-il référence à tout ce qui entourait la musique : soit un emballage pharmaceutique en aluminium pour imiter les drugs auxquelles il carbure (autant la dope que les médicaments). Les notes de la pochette recommandent “play twice daily”, tout en prévenant : “may cause dizziness”. Soigner et bousculer, Pierce y parvient de bout en bout, en passant par les folles seize minutes de free jazz de Cop Shoot Cop…, ou les envoûtements du London Community Gospel Choir (I Think I’m in Love). Un goût pour les harmonies vocales jamais démenti. L’année qui suit, sur The Abbey Road EP, il recrute deux chœurs pour réenregistrer Come Together et Broken Heart dans le mythique studio. Pure grâce.

Benjamin Pietrapiana

3. DANS LA TROPOSPHÈRE

Let It Come Down (2001)
Amazing Grace (2003)

Comment rebondir après ce succès ? Pierce, pour Let It Come Down (2001), choisit de revisiter la lignée américaine de son ADN musical : du Sun Studio, qui fit le son du Elvis des débuts (déjà cité sur le titre Ladies and Gentlemen We Are Floating in Space en chantant… Can’t Help Falling in Love), à Phil Spector, encore, en passant aussi par une certaine idée du «symphonisme» à la Brian Wilson – lui-même expliquait au moment de la promo du disque vouloir que l’orchestration et les chœurs façonnent les chansons en leur cœur, en leur refusant un rôle ornemental. Même s’il épluche son habituel layering, on tombe quand même dans un disque grandiose, parfois pompier (et après tout, pourquoi pas ? Si cela nous offre des morceaux de l’ampleur de I Didn’t Mean to Hurt You). Un grand disque pour saisir le génie classique dans l’ombre du rockeur, qui s’achève sur une reprise de Spacemen 3, Lord Can You Hear Me, avec Mimi Parker, de Low. Encore une fois un album de la démesure : 155 musiciens auraient été sollicités en tout et le mixage aurait à lui seul pris quatre ans à ce Sisyphe.

Dans sa discographie qui compte peu de grands pas de côté, Amazing Grace, en 2003, en est un. En l’enregistrant en trois semaines, Jason Pierce – même s’il refusait cette comparaison – revient à une sorte d’esthétique garage, celle des compils qui ont bercé sa jeunesse, aux Pebbles (avec This Little Life of Mine, Never Goin’ Back) aux Nuggets, et à son amour pour Iggy Pop, tout ça passé sous le prisme spectorien, toujours (extraordinaire Oh Baby), ou jazz (The Power and the Glory). Il demande aux musiciens en studio d’improviser et, pour ne capter que l’immédiateté brute des interprétations sur le vif, il ne les laisse découvrir le morceau que le jour J. Le résultat est tout à la fois rugueux, dur, distordu, en rupture avec la dimension luxuriante du précédent. Pas sa plus grande réussite, loin de là, ses fade out en font l’aveu, mais toujours touchant et regardant vers les cieux (Lord Let It Rain on Me).

B. P.

4. EN ORBITE

Songs in A&E (2008)
Sweet Heart Sweet Light (2012)

En juin 2005, deux jours après une collaboration avec Kevin Shields et Patti Smith en l’honneur du photographe Robert Mapplethorpe, John Coxon emmène Pierce en urgence à l’hôpital à cause de difficultés respiratoires. Admis en soins intensifs, on lui diagnostique une double pneumonie. Il est branché sur respirateur. C’est cet appareil médical qui ronfle au fond de Death Take Your Fiddle, dans Songs in A&E (2008), album qui témoigne de cette époque où la mort a failli lui signer son ultime prescription. La maladie, qui a repoussé la finalisation de ses 18 titres pour la plupart déjà écrits, a laissé son empreinte, sans pour autant faire sombrer le disque dans le sinistre : une étonnante vigueur est à l’œuvre, celle de la rémission ; sa voix, très abîmée, comme celle du Iggy Pop de Raw Power, est plus que jamais rugissante. Pierce cherche encore à moderniser, métalliser sa palette de textures (You Lie You Cheat). L’approche générale du disque est aussi plus pop, plus tournée vers les chansons qu’auparavant (le petit hit britpop Soul on Fire), mis à part les six petits interludes instrumentaux. On ne retrouve aucun écho des musiques expérimentales guitaristiques enregistrées sous l’alias J. Spaceman – Guitar Loops et Silent Sound (2006) –, avant son admission à l’hôpital, pas plus que l’ambient de SpaceShipp, publié en collaboration en 2008 avec le pianiste Matthew Shipp.

Sweet Heart Sweet Light (2012) poursuit dans cette direction et creuse le sillon “uplifting”, comme disent ses compatriotes : on atteint des hauteurs superbes (sans doute même inédites avec Hey Jane, beau à chialer), souvent saturées de soul (Little Girl), où, sur ces crêtes, il professe encore son allégeance au Velvet (Heading for the Top Now). Une impression générale de léthargie se dégage ? Sans doute est-ce le temps passé à mixer – huit mois – sous les effets d’une chimiothérapie expérimentale pour son foie. Un disque injustement peu aimé dans sa discographie.

B. P.

5. UNE NOUVELLE RÉVOLUTION ?

And Nothing Hurt (2018)
Everything Was Beautiful (2022)

Faux disque d’adieu, vraie renaissance, And Nothing Hurt (2018) est un objet d’un nouveau genre. Son premier ouvrage entièrement réalisé avec un ordinateur, par petits bouts. Une expérience si pénible qu’il croit alors – ou s’amuse à laisser croire – qu’il ne s’infligera plus d’album. Cette aventure l’a placé dans une posture un peu méta : le spationaute se regarde être spationaute (il apparaît en combinaison sur la pochette), reprend ses habituelles thématiques, prolonge le discours de la quête impossible du son parfait, mais se confronte à l’épreuve de cette modernité. On peut aussi le comprendre comme un mouvement de déconstruction, sans doute ironique, comme le laisse entendre le titre, en morse – le langage minimaliste par excellence – qui semble indiquer une réduction de sa grammaire pour arriver à la moelle de son art et de sa mythologie. Les 60’s (le rock’n’roll de On the Sunshine et The Morning After) et la quête transcendantale d’une rédemption, maintenant que Spaceman est un quinquagénaire et un survivant.

La deuxième partie du diptyque, cette année, – les deux titres forment une phrase tirée du roman Slaughterhouse Five, de Kurt Vonnegut, Everything was beautiful and nothing hurt – poursuit cette «déconstruction». La pochette présente ainsi un patron de boîte de médicaments non assemblée, commise par Mark Farrow, déjà crédité pour le narcotique packaging du Ladies and Gentlemen. Avec cet emballage, et sa petite histoire qui va bien – les longues années de mixage, Pierce qui aurait joué seize instruments différents, embauché trente musiciens et chanteurs –, ne soyons pas dupe, ce disque reprend les éléments «notables» de l’histoire de Spiritualized. Reste que ce déjà-vu n’est pas du déjà-entendu : les ambiances cuivrées, façon Exile on Main St. dans le cosmos, ses parenthèses chaotiques (celle de The A Song (Laid in Your Arm) est peut-être l’une de ses plus réussies), son beau mélange de jazz, de drone pop, de gospel, de krautrock, ne sont pas des répétitions mais bien des révolutions. Comme celles d’un astronaute en orbite autour de la Terre.

B. P.

Notre chronique de Everything Was Beautiful est à lire ici.

Un autre long format ?