Illustration Lorenzzo ©

L'écoute de musique en streaming explose. Les revenus de vos artistes, pas du tout. Pendant que les rappeurs aux titres courts et aux albums à rallonge trustent les royalties, les genres plus pointus pour lesquels vous vous passionnez, lecteurs de Magic, passent entre les mailles des euros. Comment les soutenir au mieux ? Est-il seulement possible d’écouter «responsable» sur Internet ? Enquête.


Un article initialement paru dans Magic#219 sous le titre « 0,0033 centime par stream ».


Un clic sur votre smartphone. Le clavier envoûtant de The Rip, de Portishead, résonne dans vos oreilles. Pendant que vous écoutez le morceau, une fraction de centime passe de main en main, de la plateforme de streaming au distributeur, puis au label, puis enfin à l’artiste. Répétez l’opération 34 millions de fois. De quoi générer un beau pactole pour Geoff Barrow, le leader du groupe britannique. Si vous le pensez, vous ne pouvez pas être plus loin de la réalité. En 2015, le musicien révélait n’avoir touché que 2500 dollars (environ 2300 euros) de royalties sur ces 34 millions d’écoutes. «Je n’ai rien contre le streaming, mais j’ai quelque chose contre les gens qui cèdent mon travail pour rien», se plaignait-il alors sur Twitter.

Depuis, de nombreux musiciens qui crachaient allègrement sur le streaming se sont pliés à ces plateformes devenues incontournables dans l’industrie de la musique – Thom Yorke notamment, qui avait qualifié en 2013 le streaming de «dernier pet désespéré d’un cadavre agonisant», voit désormais son catalogue disponible en intégralité sur toutes les plateformes. En France, depuis 2018, le streaming représente plus de la moitié du chiffre d’affaires de la musique enregistrée. Impossible de faire sans. Mais si de l’eau a coulé sous les ponts, ne vous imaginez pas des rivières d’euros pour les auteurs, compositeurs et interprètes, plutôt tout petit ruisseau.

Qui paye combien ?

Chaque année, le site The Trichordist, qui défend la rémunération des artistes, calcule le revenu moyen par stream, c’est-à-dire ce qui est reversé à un artiste à chaque fois que vous l’écoutez. En 2018, pour citer les sites les plus utilisés, Apple Music reverse en moyenne 0,0049 centime d’euros à l’ayant-droit à chaque écoute (soit un peu moins de cinq euros pour mille écoutes), Deezer 0,0057 et Spotify 0,0033. Ces sommes paraissent dérisoires ; elles permettent en réalité, sur le long terme, de reconstituer la valeur du titre au fur et à mesure des écoutes. Et contrairement au téléchargement – où l’acheteur ne paie qu’une seule fois pour s’offrir le titre et l’écouter toute sa vie –, le modèle du streaming rémunère en permanence la musique écoutée.

En théorie, il suffirait donc d’opter pour la plateforme qui offre la meilleure rémunération par stream pour soutenir au mieux les artistes. En pratique, c’est plus compliqué car ces chiffres ne veulent pas dire grand-chose. Ils donnent un ordre de grandeur mais une écoute est parfois rémunérée de manière complètement différente par une même plateforme. Prenons le morceau Peeling the Onion, premier extrait de l’excellent Freakenstein des Bordelais de TH Da Freak paru mi-décembre 2018. En février 2019, selon un relevé que nous avons pu consulter, Spotify a payé à l’ayant-droit 186 prix différents selon les écoutes du morceau. Deezer, 41 prix différents.

Si c’est possible, c’est que les prix diffèrent en fonction des territoires. Ensuite, tout dépend du contexte dans lequel la chanson est jouée : est-elle streamée par un compte gratuit ? Un compte payant, voire un compte familial ? Un abonnement offert avec un forfait de téléphone ? Chacun de ces paramètres va influencer sur le prix final.

Un abonné payant, ça vaut plus

Le forfait payant est toujours celui qui rémunère le mieux l’artiste. Ce qui va faire fluctuer cette rémunération moyenne, c’est le poids de la publicité dans le modèle économique de la plateforme. Plus l’utilisateur a la possibilité d’utiliser des versions gratuites, supportées par la publicité, plus les revenus payés aux ayants droit sont faibles… et plus la moyenne payée par écoute chute. À titre de comparaison, les abonnés payants de Spotify ont entraîné 4,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires à l’entreprise en 2018 tandis que les abonnés gratuits ont rapporté dix fois moins d’argent… tout en étant aussi nombreux (environ 100 millions chacun au niveau mondial) !

À l’inverse, le petit poucet français des plateformes de streaming Qobuz, qui a misé sur la haute qualité et n’a pas de version gratuite, peut donc se targuer d’un paiement moyen à l’écoute bien plus rémunérateur. Il est absent du classement de The Trichordist – qui s’est concentré sur les plateformes les plus connues – mais ses rémunérations sont «deux à trois fois supérieures à Napster ou Amazon», qui figurent en haut du classement avec environ 0,011 centime par stream, selon Francis Lelong, son directeur général. Comme pour les autres plateformes, 70 % de son chiffre d’affaires part dans les poches des ayants-droits. Mais étant donné que son abonnement le plus cher coûte vingt-cinq euros, cela représente mécaniquement plus pour la filière artistique.

«Le problème, ce n’est pas tant de comparer les niveaux de rémunération au stream, avance Julien Philippe, spécialiste de la gestion des droits et secrétaire de la FELIN, la fédération des labels indépendants. Il s’agit d’un nouvel usage et il faut déjà atteindre un nombre critique d’abonnés pour que les rémunérations soient meilleures». Payer pour une plateforme de streaming, c’est le conseil de base qu’il donne pour soutenir les artistes que l’on aime. «Un abonnement, c’est dix euros par mois, cent vingt euros par an. C’est déjà près de trois fois ce que dépensait un Français moyen pour la musique à l’apogée de la filière, en 2002. C’est un acte fort !»

En France, rappelle Julien Philippe, Google représente plus de la moitié du temps d’écoute de musique en streaming mais… à peine 10 % des revenus de la filière. Il est pourtant impossible de se passer de la plateforme. «C’est un outil de promo formidable, parce que la télévision passe de moins en moins de clips, se désole Vincent Frèrebeau, du label Tôt ou Tard, qui compte parmi les artistes de son catalogue Vincent Delerm, Vianney et Shaka Ponk. Mais les rémunérations [basées sur la publicité en pré-roll, ndlr] sont désastreuses.»

Un modèle remis en question

Imparfait, le streaming n’en est pas moins perçu comme le futur du secteur. «Au moins, il y a un revenu pour les ayants droit, estime Vincent Frèrebeau. Mais le problème se situe à l’intérieur du modèle actuel : personne ne paie vraiment pour ce qu’il écoute.» Car même si vous payez réellement un abonnement à dix euros et que vous n’écoutez que du Agnès Obel, par exemple, vos dix euros n’iront pas intégralement à l’artiste danoise. La plus grande partie ira plus probablement alourdir le porte-monnaie de PNL. C’est la conséquence du modèle actuel : là où celui du CD était basé sur l’acte d’achat de l’album (l’artiste recevait une fraction du prix du disque quel que soit le nombre de chansons dessus et votre nombre d’écoutes), le streaming est fondé sur la part de marché des artistes en nombre d’écoutes de chacune de leurs chansons.

N’imaginez surtout pas un grand marché dans lequel vous donneriez votre argent au marchand dont vous voulez le produit. Imaginez que les plateformes placent l’intégralité des revenus de leurs abonnés dans un grand sac et que chacun se présente ensuite pour récupérer ses royalties : les plus écoutés par la masse récupéreront le plus de billets. Souvent, ce sont les artistes des musiques urbaines, comme le hip-hop, car ses auditeurs sont plus jeunes, ont plus de temps que les autres pour écouter en boucle les mêmes morceaux. Et les rappeurs l’ont bien compris en proposant des albums à rallonge, jusqu’à trente titres pour les versions longues des derniers Orelsan et Nekfeu. Ceux qui sont pénalisés ? Les genres écoutés par les auditeurs plus âgés : la chanson, le classique, le jazz, la world… dont le nombre d’écoutes est sans commune mesure avec les millions de streams des rappeurs précités.

«Il y a toujours eu des genres musicaux qui ont pris le dessus sur le reste», concède Vincent Frèrebeau. Seulement, il dénonce une «double peine» dans le modèle mis en place par les plateformes. «Hier, on vendait moins mais on était rémunérés pour la place qu’on avait sur le marché. Si on vendait 10, on était payés pour 10. Aujourd’hui, on vend 10 mais on est payé moins que 10. Les projets qui fonctionnent aspirent les revenus de ceux qui sont déjà à la peine.» Il plaide donc, comme de nombreux labels et acteurs institutionnels, pour un modèle basé sur le consommateur, qui aurait pour conséquence que la quasi intégralité de vos dix euros irait directement dans la poche d’Agnès Obel si vous n’écoutiez qu’elle grâce à votre abonnement de streaming.

Pour l’instant, rien n’est fait car les majors, qui récupèrent beaucoup d’argent avec le modèle actuel grâce à leurs tubes multi-streamés, n’ont encore rien signé et aucune plateforme grand public ne pourra s’y mettre sans elles. Mais Deezer commence, depuis septembre dernier, à donner de la voix pour mettre en place un tel modèle, dit “user-centric”. «Certes, c’est une note d’intention, mais dans l’idée de faire bouger l’industrie», se félicite Suzanne Combo, de la Guilde des Artistes de la Musique. Pour Vincent Frèrebeau, c’est simple : «Si ça ne s’applique pas, je pense qu’une partie conséquente de la production de musique sera contrainte à l’autoproduction. Si le modèle actuel ne permet pas d’investir sur un artiste puis de rentrer dans ses frais, comment voulez-vous que ça continue ?»

Techniquement, c’est possible. «On peut appuyer sur un bouton demain et le faire», affirme Francis Lelong, de Qobuz. Lui serait même favorable à aller encore plus loin et rémunérer en fonction de la durée d’écoute. Une position partagée par Julien Philippe, de la FELIN, qui s’interroge: «Est-ce qu’une œuvre de Godspeed You! Black Emperor qui dure quinze minutes vaut la même chose qu’un morceau de rap de deux minutes ?»

Alternatives discrètes

En attendant que le modèle user-centric soit adopté, peu de plateformes «équitables» ont réellement réussi à se faire une place sur le marché. Parmi elles, Resonate, basée sur la technologie de la blockchain. Évidemment, point de vos artistes favoris ici mais le modèle même de la plateforme mérite d’être creusé : vous payez de votre poche quelques fractions de centimes à chaque écoute d’une chanson. Chaque écoute de la même chanson va vous coûter un peu plus cher, jusqu’à ce qu’au bout de neuf fois, vous ayez payé la même somme que si vous l’aviez téléchargé, au total un euro. Ce que la plateforme appelle le stream-to-own, «streamer puis posséder». «En comparaison, il faudrait écouter la même chanson trois cents fois sur Spotify pour que l’artiste gagne la même somme», nous explique par mail son fondateur, Peter Harris. Il nous assure même avoir calculé que dix euros de crédits permettent d’écouter presque autant de musique que sur un mois d’abonnement à une plateforme classique.

Autre possibilité : en France, l’entreprise coopérative 1DLab propose aux médiathèques et bibliothèques départementales de prêt de payer un accès à sa plateforme de streaming DiMusic, ensuite mise à disposition de ses usagers. Elle propose cinq millions de titres grâce à des accords avec les principaux distributeurs indépendants comme Believe, [PIAS] ou Idol, mais pas les majors. Avec son financement plus institutionnel, elle rémunère les artistes environ huit centimes d’euros par écoute, soit près de cent fois plus que sur les plateformes traditionnelles. Pour l’instant, environ deux cents médiathèques et trente-cinq bibliothèques départementales proposent ce service.

Ces schémas sont des pansements sur un modèle voué à changer radicalement en se tournant vers ses utilisateurs, sous peine de voir une certaine diversité de la production musicale disparaître. En off, un patron de petit label très orienté sur le rap l’avoue : «Même si nous allons beaucoup y perdre, c’est plus sain de manière générale». En attendant, si vous n’avez pas le courage de tester les alternatives proposées, le moyen de soutien le plus sûr pour un artiste restera toujours d’acheter son disque. Et de substituer à l’infinie et impersonnelle bibliothèque du streaming celle, plus concise et plus intime, du disquaire du coin.

Un autre long format ?