St. Vincent – St. Vincent

“Un album festif où le sang coule le long des piñatas.” C’est en ces termes pour le moins intrigants qu’Annie Clark se plaît à dépeindre le quatrième LP de St. Vincent. En moins d’une dizaine d’années et une poignée de disques aussi denses que captivants, l’ancienne collaboratrice de Sufjan Stevens et de The Polyphonic Spree est parvenue à s’imposer comme l’une des musiciennes les plus originales et les plus talentueuses de ce début de siècle. L’une des rares en tout cas à révéler avec autant d’éclat sa capacité à imaginer de nouveaux horizons pour un format pop trop souvent condamné à la répétition circulaire. Depuis Marry Me (2007), l’Américaine a procédé par révolutions successives, remodelant à chaque enregistrement le son et la forme de ses chansons. Le chemin apparaît aujourd’hui pour ce qu’il était réellement : non pas le témoignage d’un goût particulier pour les pirouettes stylistiques mais l’affirmation progressive d’un style qui se déploie aujourd’hui avec vigueur et assurance. C’est comme ça qu’il faut comprendre le titre de ce disque : “Je lisais l’autobiographie de Miles Davis où il raconte à un moment que la chose la plus difficile pour un musicien est d’apprendre à jouer comme soi-même”, nous explique Annie Clark. “Or sur cet album, je sonne comme moi-même. Dès lors, cela me semblait naturel de lui donner le titre de St. Vincent.”

Imaginé au terme d’une tournée en compagnie de David Byrne qui prolongeait sur scène leur collaboration mal comprise et sans aucun doute sous-estimée (Love This Giant, 2012), St. Vincent apparaît une fois encore comme le produit d’une collision parfaitement maîtrisée entre des références extraites d’une culture musicale impressionnante où se croisent le funk et l’avant-garde, où le jazz côtoie sans heurts le folk et l’électronique. Le tout issu du seul cerveau de la compositrice revenue à une méthode moins collaborative que pour Strange Mercy (2011). “J’ai beaucoup travaillé sur les maquettes et il faut bien avouer qu’elles sont très proches du résultat final, même si l’album sonne mieux évidemment. La personne à qui je donne le plus de latitude, c’est Bobby Sparks, au Minimoog. Ce type est brillant, il a joué avec Prince et je savais qu’il apporterait des choses auxquelles je n’aurais jamais pensé. Il y a aussi Homer Steinweiss, l’excellent batteur des Dap-Kings, au registre soul et funk, qui apporte également beaucoup. Mais pour le reste, c’était réglé. Le travail des musiciens en studio tenait davantage de l’exécution que de l’expérimentation.” Sans rien abandonner de ses ambitions syncrétiques et futuristes, Clark s’est lancée dans la quête d’un équilibre inédit entre ces audaces expérimentales mûrement réfléchies et une forme de relâchement plus sensuelle et plus directe. Si d’entrée de jeu, Rattlesnake s’aventure très loin sur le chemin de la combinatoire dissonante, c’est pour mieux finir par recomposer une mélodie d’une simplicité presque enfantine à partir de voix triturées et de rythmiques en lambeaux. Bien décidée à saper elle-même les fondements de sa réputation naissante de diva cérébrale et de pur esprit musical à la Kate Bush, elle publie donc aujourd’hui sa collection de chansons la plus résolument incarnée. “Oh, what an ordinary day/Take out the garbage, masturbate”, lance-t-elle ainsi, mi-provocatrice mi-désabusée, sur Birth In Reverse, joli tube de pop acide et fracassée à la B-52’s, avant d’enchaîner avec Prince Johnny, probablement l’un des meilleurs titres de son répertoire, véritable sommet d’expressionnisme sentimental.

Outre ses dons d’auteur et d’interprète, Clark affiche une maîtrise renversante des guitares. Elle dispose désormais d’une diversité de registres qui lui permet de varier le ton et les climats instrumentaux souvent au sein d’un même morceau. Par exemple, Huey Newton, avec un texte en forme de collage frénétique et fascinant, débute dans les nébulosités d’une ballade électronique avant de basculer vers un ailleurs effrayant, une puissante fusion de distorsion rock et de gospel. En guise de garde-fou contre une virtuosité possiblement stérile et épuisante, la concision du geste impose des compositions courtes et affutées. Parfois jusqu’à une simplicité touchante quand Annie Clark semble baisser la garde – I Prefer Your Love, déclaration d’une grande pureté, prend le risque de la mise à nu vocale. Ces figures de style singulières et toujours personnelles sont souvent mises au service d’une critique de la modernité d’autant plus convaincante qu’elle ne s’appuie jamais sur une forme régressive ou conservatrice, comme le prouve Digital Witness, dénonciation poétique de l’utopie d’un monde intégralement connecté sur fond de scansions cuivrées dignes de Funkadelic. Alors que l’affaire se clôt sur Severed Crossed Fingers, autre moment fort où l’interprétation émouvante vient tempérer la noirceur presque désespérée du propos, on ne sait trop comment remercier Annie Clark de nous avoir conviés à cette célébration sanglante et inoubliable.



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