The Brilliant Corners – What’s In A Word

Retour sur un grand disque (presque) jamais réédité avec l’album What’s In A Word de The Brilliant Corners, qui marque en 1986 les débuts sur LP de ce groupe indie venu de Bristol et mené par le personnage David Woodward (alias The Experimental Pop Band ensuite).

ARTICLE Lyonel Sasso
PARUTION magic n°191

LE CONTEXTE

Explosion ! Mais pas en mode mineur. C’est la grosse flambée, et les autorités ont beau nous dire que les nuages s’arrêtent à la frontière de la France, on flippe sévère après l’accident nucléaire intervenu à Tchernobyl. Tranquillement, pas loin de notre planète, la comète de Halley voyage. Vu du ciel, le spectacle est désolant. En Libye, les Américains bombardent Tripoli en représailles aux activités terroristes, et Kadhafi s’en sort indemne. Il y a tout de même des bonnes nouvelles puisqu’un autre personnage pas franchement sympathique est obligé de faire ses valises : le dictateur haïtien Jean-Claude Duvalier s’envole pour la France et Haïti respire enfin. De son côté, l’Amérique retient son souffle. Haut dans le ciel de Cape Canaveral, la navette Challenger vient d’exploser.

C’est le drame et la NASA accuse le coup. Tout cela n’est pas franchement drôle, et ça ne s’arrange pas avec la mort accidentelle de Coluche. Triste fin. Et nos musiciens alors, dans quel état sont-ils ? R.E.M. sort un album musclé et rock, assez sombre. La bande à Michael Stipe est légèrement tourmentée. Le Velvet Underground a un fils illégitime et génial, une sacrée nouvelle ! Il se nomme The Feelies, c’est la parfaite filiation. Ailleurs, Peter Hook s’amuse à triturer sa basse et New Order joue avec fraternité une splendeur pop – ils sont intouchables ! Les Talking Heads, en grands novateurs, s’attaquent à une vérité relativement baroque. Attiré par les sirènes des majors, A Certain Ratio met la pression sur Factory et opte pour le divorce avec le légendaire label sur le bien nommé Force. Bref, l’aventure continue.

LE GROUPE

Le punk a libéré les esprits. Des tas de jeunes gosses pas franchement doués pour la technique s’imaginent en cadors. Les générations se réveillent moins psychorigides, c’est pas plus mal. Surtout en Angleterre où on peut être bordélique, mais avec style. L’anarchie rudement organisée fait éclore un nombre de formations incalculables en un minimum de temps. En 1983, du côté de Bristol, David Woodward – un amateur de cinéma, de littérature et de musique – a lui aussi des velléités de célébrité. Du genre, jouer devant plus de quinze personnes. Avec ses potes, dans les pubs, il refait le monde. Ça parle de vieux standards rock et de Dr. Feelgood, de jazz aussi. D’ailleurs, nos musiciens amateurs se décident pour un nom de groupe en référence à un album de Thelonious Monk, Brilliant Corners (1957). Leurs débuts ne sonnent pas virtuoses, The Brilliant Corners étant plutôt du genre formation basique de pub rock.

Pourtant, comme pour Morrissey chez The Smiths ou Paul Haig chez Josef K, Woodward est bien un esthète. Déjà, avec son ami Chris Galvin, il avait auparavant monté The Hybrids, qui sonnait comme The Jam avant que ça ne se termine en ersatz de Joy Division. Le jeune homme se cherche alors. Sa passion pour les fifties l’amène à penser sa musique sur format court. Il rêve d’enchaîner les singles et se consacre à cette illustre durée. Un peu comme chez Morrissey ou Lawrence (Felt), les 45 tours sont soignés. De 1983 à 1985, trois singles de The Brilliant Corners sortent. En révérence au rock, c’est un ensemble de chansons primaires et pleines de colère, dixit Woodward. Un tournant plus indie s’opère ensuite avec le mini-album Growing Up Absurd (1985) et le maxi Fruit Machine (1986). Meet Me On Tuesday, extrait de Fruit Machine, a le potentiel pour faire un tabac. Et Woodward, en homme pressé, a déjà d’autres tubes en route.

L’ALBUM

Pour illustrer les disques de The Smiths, Morrissey avait opté pour Andy Warhol et Jean Cocteau. Pour la pochette de son LP What’s In A Word (1986), The Brilliant Corners choisit François Truffaut. Nouvelle vague et 400 Coups, David Woodward ne laisse rien au hasard. Il fallait symboliser un vent nouveau, un état primesautier. Car si on peut trouver des points communs entre Growing Up Absurd et What’s In A Word, il s’agit pourtant de disques profondément différents. Le visage contrarié de Jean-Pierre Léaud sur la pochette, cette enfance bridée et révoltée, résume parfaitement le nouvel élan qui traverse What’s In A Word. Du proto-Sarah Records de Fruit Machine, on dérive vers un Kevin Rowland (Dexys Midnight Runners) solaire et pop à souhait. Les cuivres sont tout feu tout flammes et l’orchestration se fait plus luxuriante. C’est une part d’enfance qu’on laisse s’exprimer.

Le groupe se détache avec joie de son passé. On ne comprend pas vraiment pourquoi Cherry Red a réédité en 2009 Growing Up Absurd, Fruit Machine et What’s In A Word ensemble sinon pour des raisons économiques. Car ces trois instantanés sont tellement distincts. Ils avaient été pensés séparément, avec une esthétique singulière pour chacun d’eux. What’s In A Word, c’est ce moment splendide d’égarement où Dexys Midnight Runners trousse allègrement St. Christopher – un certain art de la ruade. LE tube de The Brilliant Corners, Brian Rix, ressemble à une gigantesque colonne vertébrale. Les fans pas bien nombreux mais fidèles de l’album A Week Away (1999) de Spearmint connaissent déjà cette pépite pop, indémodable comme du Fred Perry. Le reste du LP ne perd pas une seule seconde, bouffé par une sidérante énergie. Hors d’haleine, on cavale sec derrière la lumière.

Madness semble être pris de fièvre et parodie Television Personalities. Burn It Down, comme l’énonçait Kevin Rowland ! Telle course effrénée a fait des émules : Gene, Spearmint, Belle And Sebastian le temps de I’m A Cuckoo. Ou Les Freluquets et Gamine pour ce qui concerne la France. Une parenté élastique et discrète, donc. Fraîches et intemporelles, les chansons de The Brilliant Corners paraissent aujourd’hui intactes même si trente ans ont passé depuis. C’est ce genre de petits disques qui racontent à merveille les grandes vagues musicales. Lorsque Laugh I Could Have Cried s’élance, on repense à Sarah Records et à la northern soul. Quand Boy And The Cloud clôt l’ensemble, on croit entendre The Libertines en mode acoustique, diablement flemmards. What’s In A Word est un chapitre non négligeable de l’énorme pavé de la pop anglaise. Une lecture rafraîchissante à (re)lire d’urgence.

LA SUITE

Trois albums suivent. Des distinctions pop parfaites qui rappellent The Smiths autant que The Go-Betweens. David Woodward, sur Somebody Up There Likes Me (1988) comme sur Hooked (1990), mène sa troupe avec brio. Les cuivres et les tempos endiablés continuent leur course, mais les ventes sont sur une pente raide, l’actualité musicale se métamorphosant rapidement. La dance music envahit le décor, les gamins passent leurs nuits blanches dans d’épouvantables rave parties – c’est la fête ! Et la pop de The Brilliant Corners reste à quai. Leurs romances survitaminées touchent un public de plus en plus restreint. Arrive le split. Woodward et Galvin quittent le naufrage et essaient d’imaginer une autre façon de faire de la pop : leur nouvelle aventure s’appelle The Experimental Pop Band. Nous sommes en 1995, c’est l’apogée de la britpop. L’Angleterre et le grand public découvrent Pulp pendant que Blur et Oasis sont au sommet de leur connerie respective. On trouve donc à boire et à manger.

Suede chante “We are the pigs” et il y a un groupe qui s’appelle Elastica. The Experimental Pop Band va offrir une cure de jouvence à une musique qui a tendance à s’autoparodier de manière pathétique. Dave Woodward se passionne pour le bidouillage avec le troisième luron d’Experimental Pop Band, Corin Dingley, qui formera un peu plus tard Alpha. EPB semble promis à un relatif succès, sauf qu’après l’ingénieux Discgrotesque (1997), la gloire se fait porter pâle. Il y a bien pire : la Grande Faucheuse tape à la porte, et le pauvre Chris Galvin est emporté par un cancer foudroyant en quelques mois. Woodward, extrêmement marqué, trouve la force de sortir Homesick (1999) juste après la disparition de son ami. Viennent deux années de pause puis le groupe sort The Tracksuit Trilogy (2001). EPB est toujours en activité aujourd’hui. Et David Woodward de continuer à faire de la musique, en homme pressé et en parfait esthète.

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