Josef K, ce sont les anges maudits de l’Écosse. Quatre jeunes gens modernes qui ont souffert pour leur art, une carrière sacrifiée sur l’autel d’un idéal romantique : l’exigence artistique. La jeunesse post-punk dans toute sa splendeur, celle qui, sous couvert d’innovation musicale, moque le poids de la vie et la futilité de l’existence. Mais le tragique chez Josef K est aussi ailleurs : aujourd’hui, le groupe est plus réputé pour son influence – amplifiée par la réhabilitation du post-punk dans les années 2000 – que pour ses chansons. Reprenons… Nous sommes en 1979. Paul Haig (chant), Malcolm Ross (guitare), David Weddell (basse) et Ronnie Torrance (batterie), tous propres sur eux avec leur look impeccablement sobre, viennent de se débarrasser de leur patronyme initial TV Art pour celui plus littéraire de Josef K. Toujours fourrés dans le lieu de rendez-vous de l’avant-garde édimbourgeoise (disparu il y a près de quinze ans), le Tap o’ Lauriston, juste en face de l’école d’arts, les quatre sont découverts par Steven Daly, le batteur d’Orange Juice qui sort leur premier 45 tours via son label Absolute.
Alan Horne, patron légendaire de Postcard Records, les signe dans la foulée. Voilà donc quatre gamins d’Édimbourg partis pour instaurer un semblant de concurrence face à la fringance d’Orange Juice venue de la cité rivale de Glasgow. Avec le recul, si on compare Josef K avec les premiers enregistrements de leurs homologues de la côte Ouest compilés sur The Glasgow School (2005), les sonorités sont très voisines. Autrement dit, c’est le fameux “Sound Of Young Scotland” (pour reprendre le slogan de Postcard) qui résonne : un son de guitare tendu comme un fil électrique, strident et revêche comme du barbelé, pour pondre au final du funk d’éclopé. Une écoute distraite pourrait laisser penser qu’à côté d’Orange Juice, Josef K est salement brouillon. Ainsi, quand la section rythmique des premiers est irréprochablement carrée, celle des seconds intrigue par son étrangeté – ils étaient en fait marqués par la scène mancunienne de l’époque. La basse complètement en roue libre flotte au-dessus d’une guitare épileptique tandis que la batterie suit comme elle peut, tout aussi frénétiquement.
Paul Haig, le génie du lot avec sa gueule de poupon, son nez pointu et son air finaud, dépose sa voix calculée de crooner à la manque, rejeton impossible de Frank Sinatra et Vic Godard. Deux singles sortent en 1980, Radio Drill Time et It’s Kinda Funny (celui-ci sera réenregistré sur l’album à venir). L’emballement médiatique ne se fait pas attendre. Les voilà invités pour une Peel Session, les demandes d’interviews se font jour, et Paul Haig, drapé dans sa posture de jeune idéaliste, déclare au grand Paul Morley que sa formation ne ferait qu’un seul long format et arrêterait tout après. D’ailleurs, le disque en question est déjà quasiment bouclé. Il s’appelle Sorry For Laughing, il est prêt, il est à deux doigts de sortir, Alan Horne en aurait déjà fait presser des tonnes d’exemplaires – les versions varient sur ce point, entre une vingtaine et des milliers. Mais le groupe de Paul se rebiffe. S’il s’agit bien de son unique LP, autant en être satisfait, et la production de Calum Malcolm ne sonne pas comme Josef K l’attendait : congestionné, l’enregistrement réalisé en novembre 1980 peine à traduire le côté abrasif du jeu de guitare. Soucieux, Alan Horne envoie en avril 1981 les quatre insatisfaits à Bruxelles, ci-devant capitale oubliée du post-punk. Ils ont six jours pour refaire le disque. Finalement, The Only Fun In Town (1981) voit le jour, et la réception est étonnamment décevante. Beaucoup racontent que The Only Fun In Town s’apparente à Sorry For Laughing, mais privé de ses meilleurs morceaux, et le mythe romantique de l’album perdu peut alors germer sur ce terreau d’insatisfaction. Le meilleur de Josef K n’ayant soi-disant jamais été publié officiellement, The Only Fun In Town est voué à rester dans l’ombre d’un concurrent fantôme et fantasmé.
C’est en tout cas l’impression que dégage la compilation essentielle Entomology (2006) publiée par Domino : concassant l’œuvre de Josef K à force de fragments (compositions issues de l’album avorté, de l’effort officiel ainsi que des singles et des sessions live), le best-of dessine un panorama qui renforce l’image d’un groupe extrêmement influent (coucou Franz Ferdinand et la cohorte de suiveurs) mais ayant échoué à asseoir son héritage sur un album immortel. Le label Les Disques Du Crépuscule s’efforce aujourd’hui de réparer l’injustice en ajoutant, dans la version CD de cette ressortie de The Only Fun In Town, les douze titres de Sorry For Laughing en guise de bonus. Soit une belle occasion de comparer dans des conditions d’écoute homogènes ce que valent tour à tour ces deux essais, forçant fatalement à relativiser la légende. Sorry For Laughing reste ce qu’il est, un recueil de grandes chansons sur l’inanité de la condition humaine (Endless Soul, Art Of Things, Sense Of Guilt) desservi par une production effectivement assez molle. Il est bel et bien ce monument inachevé, un document qui n’a pas – hormis les morceaux précités – vraiment lieu d’exister si ce n’est sous cette forme de CD bonus.
Reste alors l’album, le vrai, The Only Fun In Town. Drôle d’objet sonique, aride et profondément marqué par l’urgence de ses conditions d’enregistrement, qui ne cherche pas à se faire aimer malgré un songwriting inédit. Pour seuls points d’accroche, des riffs en pagaille – du gimmick démantibulé de l’ouverture Fun ‘N’ Frenzy aux accords effrénées du morceau conclusif Sorry For Laughing. Ces compositions se foutent gentiment des notions classiques de structures. Visiblement mordus de Joy Division (la chanson “televisionesque” It’s Kinda Funny a été écrite en réaction au suicide de Ian Curtis), les musiciens ont sucé à leur marotte le pouvoir hypnotique d’une basse ultra mélodique qui conduit littéralement le LP de bout en bout, comme une forme de concurrence faite au chant de Paul Haig. Ce dernier peut se targuer – malgré ses vingt ans – d’une gouaille drôlement noire, d’un humour désabusé et d’une profondeur frappante. Sans parler de son intégrité : conformément à sa promesse, Josef K se sépare un an plus tard après un ultime single. Malcolm Ross rejoint Orange Juice pour quelques mois et Paul Haig se lance dans une carrière solo fertile qui restera, ironie du sort, assez confidentielle, jusqu’à être finalement éclipsée par l’influence démontrée de son aventure de jeunesse qu’il avait presque volontairement sabordée. C’en est presque drôle, non ? On est désolé d’en rire.