Alors que The Smile va donner quatre concerts en France en début de semaine prochaine, l’épaisseur de l’album "A Light for Attracting Attention" se confirme à chaque écoute, avec cette troublante sensation : écouter un sublime album fantôme de Radiohead. Analyse.
1. THE SAME
“Please, we all want the same”
Thom Yorke et plus encore Jonny Greenwood ont composé de nombreuses musiques de film en marge de Radiohead. L’ouverture réservée à A Light for Attracting attention, dans laquelle le trio The Smile est tout simplement réduit au duo des deux musiciens qui constituent les deux hémisphères du cerveau de Radiohead, porte l’influence de cette écriture, exercice plastique situé entre la peinture sonore et la chanson avec refrain. The Same est un crescendo inquiétant et boiteux de sons entremêlés, la plupart synthétiques, qui pourrait inspirer un réalisateur ayant une scène de dévastation à proposer dans le générique du début. Yorke et Greenwood créent, sans percussion, un univers qui serait une sorte de sas de décompression entre OK Computer (1997) et Kid A (2000). Il y a d’entrée ce tic d’écriture si présent dans les plus grands titres de Radiohead, quand un accord majeur se transforme en son équivalent mineur, comme une âme baisserait les épaules sous le poids de sa permanence. Il y a surtout la même critique sourde d’une civilisation dite moderne qui court à sa perte. Un jour, après l’apocalypse nucléaire, il restera peut-être une poignée de survivants abîmés quelque part, à peine en état de parler mais encore désireux d’un futur. Alors ces gens imploreront les ultimes représentants de l’espèce humaine alentour comme Yorke sur ce morceau : “People in the street / Please / We all want the same”. Façon polie d’implorer l’espèce à arrêter le massacre.
2. THE OPPOSITE
“Opposites can work it out”
The Smile ne s’enfonce pas dans cette glaise sonore et enchaîne avec un groove organique. Message reçu : ce ne sera pas un disque d’expérimentations électro mais un ouvrage rock au sens large. The Opposite marque l’entrée en scène de Tom Skinner, troisième musicien de cette échappée post-Radiohead, batteur notamment connu comme membre de Sons of Kemet, dont le merveilleux Black to the Future a été classé à la 16e place de notre Top albums 2021. Son groove déséquilibré rythme seul le début du morceau, avant l’entrée de Jonny Greenwood avec une partition de guitare grave qui n’est pas sans rappeler I Might Be Wrong, parue au milieu d’Amnesiac, cinquième disque de Radiohead en 2001. Au contraire de The Same qui se voulait plus mélodique, Thom Yorke scande des paroles pleines de faux-semblants, «des objets pris dans des miroirs» (“Objects caught in mirrors”), «qui parfois apparaissent trop près» (“Sometimes can appear too close”)… Pour renforcer le côté dystopique du morceau, le producteur Nigel Godrich fait se superposer d’autres Thom Yorke, pitchés, en écho… En miroir à la perte des repères évoquée par le chanteur, Jonny Greenwood lâche un étonnant solo déstructuré à grand renfort de delay. Non, Yorke et Greenwood n’avaient pas épuisé la guitare.
3. YOU WILL NEVER WORK IN TELEVISION AGAIN
“Take your dirty hands out of my love”
Ce fut le premier single du groupe, le 5 janvier. Un message quasi trompeur, qui laissait penser à une récréation rock’n’roll lorgnant du côté du Velvet Underground – avec toujours la signature rythmique déstabilisante caractéristique de Radiohead. Le morceau évoque aussi les premiers albums du groupe, plus rock, que le quintette britannique ne rechigne plus à ressusciter sur scène jusqu’à ses pépites les plus méconnues. Que Thom Yorke se dévête de son costume de gourou pour chanter avec ses tripes, on applaudit des deux mains. Il fallait bien ça pour faire passer ce message rageur sur les puissants corrompus capables de faire et défaire les carrières – sont évoqués, entre les lignes, mais pas nommés, Silvio Berlusconi (une allusion aux soirées “bunga bunga”) et Harvey Weinstein (les «bras de cochon», les «yeux du diable»).
4. PANA-VISION
“Forget everything you knew”
Le morceau est construit autour d’une boucle de piano impaire. La technique d’écriture rappelle de loin, en moins solaire, en plus menaçante, celle de Suspirium, le single de la bande originale écrite par Thom Yorke en 2018. La tonalité aiguë de son timbre et le soutien des cordes et des cuivres résonne aussi avec le procédé de Pyramid Song, deuxième piste d’Amnesiac. Le texte – globalement cryptique, comme la plupart des produits de la plume de Thom Yorke –, dessine une relation à deux faite de transparence, fait des allusions au consentement mutuel mais aussi à un inconfort tenace, cette idée que les choses s’étant produites une fois (une journée, une semaine, un mois de vie commune ?), elles devraient se produire à nouveau, contrainte qui débouche sur un vœu final de reset. (“Forget everything you knew”). Yorke n’a pas l’habitude de mettre en sons les tourments de l’amour mais il semble ici y sacrifier, même s’il parle moins de l’usure du couple que de la nécessité de conserver une grande part d’espace à soi, sous peine de voir la mécanique implacable de dégradation et de fuite opérer.
5. THE SMOKE
“We set ourselves on fire”
Le morceau est de loin le plus «carré» du disque, même si le riff de basse autour duquel il est construit se déséquilibre tout seul avant de se ressaisir tel un chat après une chute. Dans un registre plus serein et tapissé, avec une batterie à laquelle le producteur Nigel Godrich donne un souffle délibéré entre chaque coup, The Smoke serait le frère cadet, apaisé, stable, du National Anthem crasseux et épidermique de Kid A. Avec cette même voix de tête qu’il n’aura jamais autant usée, Yorke semble une nouvelle fois proposer une variation sur la fatale consomption de la vie de couple. Le narrateur exprime être réveillé par l’odeur de la fumée née de sa propre plongée dans le feu (“I have set myself on fire”) et de celle des deux personnes qui ici se dérangent mutuellement et envisagent l’idée d’une deuxième chance (“A desire, a second chance”) avant la fuite inévitable vers la brûlure (“We set ourselves on fire”). Que le riff de basse soit celui d’une authentique chute libre percluse de vaines tentatives de remontées, avec des accents de cuivres comme autant d’à-coups futiles, n’en devient que plus limpide sur cette intention.
6. SPEECH BUBBLES
“Devastation has come”
Speech Bubbles est l’un des morceaux les plus complexes d’A Light for Attracting Attention. Il raconte la dévastation, toujours avec cette voix de tête, sur un thème épuré (batterie en sourdine et notes d’orgue) mais plutôt lumineux, avant de gagner en gravité et en amplitude (arpèges de guitares, cordes et bois du London Contemporary Orchestra). Si l’art de faire de la musique pour que le public la reçoive et l’inscrive dans sa propre réalité est la démarche de The Smile, le groupe a probablement tiré le gros lot avec ce morceau à la troublante actualité. Conçu avant l’invasion de l’Ukraine, il est rempli d’échos à la grandeur d’âme de la population assiégée dans un déluge de cendres (“Our city’s a-flame”, “Devastation has come”, “There’s never any place where”, “Who hears that voice that’s like bells ringing?”). Un morceau qui pose des questions à la chaîne, n’apporte aucune réponse en écho, mais chante l’espoir au milieu des ruines.
7. THIN THING
“That’s okay I guess”
Astucieux riff, que celui exposé ici par Jonny Greenwood. Tout en bastonnant finalement la même note, le guitariste et multi-instrumentiste utilise un effet delay pour remplir les espaces de son jeu, et retrouve les effets anguleux qu’il développait déjà dans le solo de The Opposite. La voix de Thom Yorke prend des airs de fin du monde, à grand renfort de filtres. Une chanson qui s’apprécie au casque, tant la guitare de Greenwood est mixée au creux de l’oreille gauche. Ici The Smile se fait plus expérimental – on imagine que la composition ne sort pas des tiroirs des sessions Radiohead, sauf, peut-être, issue de In Rainbows (2007). En guise d’accompagnement visible sur YouTube, une très intrigante vidéo en stop motion de deux réalisateurs chiliens, qui mêle reproductions en carton pâte des têtes de Yorke et Greenwood, robots ordinateurs et mains ensanglantées parcourant seules le parquet… L’apocalypse nucléaire rôde (“Making mushrooms out of men / That’s okay I guess”) sur une ligne mélodique, la seule autant qu’on s’en souvienne, à l’influence orientale.
8. OPEN THE FLOODGATES
“Without your bullshit and no heartaches”
Une chanson que les fans de Radiohead attendaient depuis longtemps de voir gravée sur disque. Jouée par Thom Yorke et son piano tantôt en concert ou en balances, les premiers enregistrements d’Open the Floodgates remontent à 2006. Colin Greenwood, le bassiste de Radiohead et frère de Jonny, s’y réfère alors sous le nom Porous et indique que Radiohead a déjà travaillé sur la chanson. Open the Floodgates n’aurait pas dépareillé sur The King of Limbs (2011), le huitième album du quintette d’Oxford, tant sa base piano-voix partage un ADN commun avec la chanson Codex. Pour accompagner Thom Yorke, un Jonny Greenwood à contretemps, un synthé et le bel ensemble de cuivres du London Contemporary Orchestra. Le tout mixé discrètement, pour laisser Yorke et son piano au centre de l’église.
9. FREE IN THE KNOWLEDGE
”We won’t get caught like that”
Ballade composée autour d’accords mineurs et augmentés de guitares grattées du bout des doigts, dans un style finalement si caractéristique de Yorke, Free in the Knowledge aurait été à sa place sur The Bends (1995) et en deuxième rappel de n’importe quel concert, même si Radiohead n’était alors pas encore prêt à créer des textures sonores si fines et impressionnistes. Cela viendrait avec How to Disappear Completely sur Kid A, chronique de la lutte de Radiohead avec la célébrité (“I’m not here / This isn’t happening”), auquel on pense instantanément. C’est un autre morceau contemporain de la guerre, la vraie (“Soldiers on our back / We won’t get caught like that”). Free in the Knowledge ressemble à un pamphlet contre la culture des fake news et surtout la certitude (optimiste !) que la bataille de l’information sera forcément gagnée (“And this / Was just a bad moment (…) / A face using fear to try to keep control”). À moins que Yorke parle seulement de Donald Trump ou Vladimir Poutine, soit une somme assez puissante des désastres de notre époque.
10. A HAIRDRYER
“Look at all the pretty lights”
Comme une échappée de Hail to the Thief (2003), A Hairdryer est un morceau à la fois impressionniste (arpèges de guitares, voix superposées, cordes suggérées) et énergique, qui finit par exploser sur l’élan de la cavalcade dessinée par Tom Skinner à la batterie. “Look at all the pretty lights” est chanté presque comme un mantra en fin de chanson et met du temps à se dissiper dans une texture ambient. Ici se trouve peut-être le morceau le plus «radioheadien» de tous et le texte assurément le plus cryptique – l’expression “A hairdryer” est juste un contre-chant au beau milieu d’un texte où il est question de honte, de soleil, de trou, de crocodile et de renard aux yeux bleus.
11. WAVING A WHITE FLAG
“Out of my sight, out of my sight”
Ce motif molletonneux de claviers graves et impairs fait d’emblée écho à Like Spinning Plates, l’incroyable avant-dernier morceau d’Amnesiac, qui était carrément construit autour de thèmes et sonorités jouées à l’envers. Il y a la même sourde inquiétude dans chaque son, relevée par des rayons de lumière intermittents, comme des souffles d’espoir vite évanouis. Waving a White Flag ressemble à la chronique d’une agonie, possiblement celle d’un soldat désormais abandonné par ses camarades et par son être profond (“You’re somebody else when you’re down”, “You’re someday else left behind”). Trop cabossé pour concevoir qu’un drapeau blanc, espoir de paix, puisse être dressé face au constat si intime de la violence.
12. WE DON’T KNOW WHAT TOMORROW BRINGS
“It’s a terrible shame”
Sans doute la chanson la plus pop de l’album. Basée sur une simple progression de trois accords jouée par une basse rapide et soutenue par des grosses nappes de synthé, ce pourrait être le travail d’un groupe de rock standard (Maxïmo Park ?) si la voix de Thom Yorke ne venait pas nous rattraper par l’oreille, une voix rageuse comme sur You Will Never Work in Television Again. «Nous ne savons pas ce que demain va apporter», scande le chanteur, engagé depuis longtemps sur le changement climatique, qu’il semble évoquer par touches impressionnistes. «C’est la honte totale / Mais l’herbe est toujours verte» (“It’s a terrible shame / And the grass is always green”). Punchy et direct, le rythme de la chanson appelle plutôt à l’action qu’à la résignation. Urgente, l’action.
13. SKRTING ON THE SURFACE
“Do we die upon the surface?”
A Light for Attracting Attention pouvait difficilement se clore sur un autre morceau que celui-ci. Variation autour d’un enchaînement d’arpèges cristallins tournant en boucle et s’enrichissant de toute la gamme des sonorités qui définissent l’album, Skrting on the Surface avait été jouée sur scène avec Radiohead et Atoms for Peace et évoque littéralement les agitations d’êtres en suspens, perpétuellement entre l’engloutissement et une capacité qui leur est prêtée à demeurer hors de l’eau (ou la glace), et de se mouvoir «à la surface», même si c’est peut-être pour y mourir d’épuisement. À la lettre, le texte est porteur d’un sentiment de finitude écrasant, comme celui de mineurs à l’ouvrage entre les ténèbres et le grand air si l’on en croit le clip tourné en 16 millimètres. Dans l’esprit, les sonorités sont crépusculaires mais d’une grande force intérieure, sans rapport avec la désolation qui avait ouvert le disque. Comme si, dans ce cauchemar fatal que les musiciens de The Smile tentent de sublimer, devait prévaloir l’idée que tant qu’il y a un souffle dans le flot d’angoisses que la réalité nourrit, il y a de l’espoir.
Cédric Rouquette et Martin Cadoret
Notre chronique de A Light for Attracting Attention est à lire ici.