La poésie est ce qui semble le plus sensé pour solder une année aux violences terribles. Ainsi, bien sûr, que l'acte de dresser une courte liste des disques à retenir. Voici le Top 2023 de Pierre Lemarchand.
13 novembre 2023
C’est le matin mais la lumière a quitté brutalement le ciel. Ce pourrait être le crépuscule. Elle reviendrait quelques minutes plus tard, précaire, triomphante. Deux jours auparavant, j’ai vu Peter Milton Walsh en concert à Paris et je vis encore dans la beauté de ce moment. Je repense à ces autres concerts qui m’ont tant touché – Nina Nastasia, Micah P. Hinson, PJ Harvey…
Je commence à dresser la liste des disques qui m’ont accompagné durant cette année 2023. Cette chute du jour, cet effacement temporaire des repères m’invitent secrètement à regarder en arrière, qui sait ? En haut de la liste, j’écris Sparklehorse. On sonne à la porte, je pose mon stylo, mon carnet se referme tout seul.
Le livreur me tend un colis. Le petit bordereau vert de la douane accroche mon regard. Il vient d’outre-Atlantique. Atlanta, Géorgie. Ce sont les Lettres à un jeune poète de Rilke, que m’envoie une amie musicienne – une musicienne que j’écoute depuis toujours, que j’admire et qui est devenue, je crois, une amie. Je ne les ai jamais lues – il y a des livres comme ça, ou des disques, dont on sait que leur heure arrivera, qu’il ne faut rien presser.
Ça a été le cas, jusqu’à ce jour de novembre 2023, pour les lettres de Rilke. C’est le cas, par exemple, pour Blackstar de Bowie. Un signe viendra un jour, qui me fera aller à sa rencontre. Je saurai que c’est le moment.
Mon amie, de son écriture serrée, nerveuse, sur la petite lettre qui accompagne le livre, confie : «Ce livre est mon ami depuis que j’ai vingt ans». Je l’ouvre et lis :
«Les œuvres d’art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que côtoie la nôtre qui passe.»
Le ferme, l’ouvre à nouveau.
«Dites vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous viennent, votre foi en une beauté. Dites tout cela avec une sincérité intime, tranquille et humble.»
Réitère le rituel.
«Je suis entré dans une longue pluie qui laisse enfin aujourd’hui percer une éclaircie sur le pays balayé d’inquiétude. Je profite de cette éclaircie pour venir vous saluer.»
29 décembre 2023
J’ouvre à nouveau le carnet que j’ai mis de côté depuis que la sonnerie de la porte m’avait fait le délaisser. Je noircis les deux pages en miroir, arrive à une vingtaine d’albums, mais l’exercice commande qu’il n’en demeure que dix. Je sais bien qu’un autre jour, les disques écartés seraient différents mais je me plie à l’exercice. Voici.
- 1. SPARKLEHORSE – Bird Machine [Anti- Records]
- 2. JOLIE HOLLAND – Haunted Mountain [Cinquefoil Records]
- 3. PJ HARVEY – I Inside the Old Year Dying [Partisan Records]
- 4. CAT POWER – Cat Power Sings Dylan: The 1966 Royal Albert Hall Concert [Domino Records]
- 5. LISA O’NEILL – All of This Is Chance [Rough Trade Records]
- 6. JOSEPHINE FOSTER – Domestic Sphere [Fire Records]
- 7. BLONDE REDHEAD – Sit Down for Dinner [Section1]
- 8. THIS IS THE KIT – Careful of Your Keepers [Rough Trade Records]
- 9. ROBERT FORSTER – The Candle and the Flame [Tapete Records]
- 10. HARP – Albion [Bella Union / [PIAS]]
J’ajoute un EP : CAVALIER MONTANARI – Sea Songs [My Little Cab Records]
Une réédition : THE APARTMENTS – apart [Talitres]
Et un très beau disque découvert ce jour même : ORA COGAN – Formless [Prism Tongue Records]
La lumière décline doucement. Il est à peine 17 heures et la nuit s’invite déjà. Je pars me promener avec ma fille en ville. Rouen est belle ce soir. Nous entrons dans une librairie. Le Crime de l’Orient-Express pour Esther ; je m’offre quant à moi de la poésie. Des poèmes d’amour de Federico García Lorca et un recueil de William Carlos Williams. Ce sont les cadeaux que je m’offre pour mon anniversaire. La poésie, c’est ce qui me semble le plus sensé pour solder une année aux violences terribles. Où même la nuit peina à offrir son réconfort. À la maison, j’ouvre le petit livre carré qui renferme les vers de Williams. Je découvre un court poème, Silence, dont l’entame
«Sous un ciel bas –
ce matin calme
aux feuilles
rouges et jaunes –»
… me ramène à ce jour d’automne où je partis à la rencontre de la prose sinueuse et vive, comme l’eau d’une rivière, de Rainer Maria Rilke. Où j’entrepris de dresser la liste des disques qui parvinrent à offrir à cette année un peu de lumière.