“Une carte de la mémoire”, par Gregory Bodenes

Les journalistes de Magic vous présentent leur cheminement musical au travers d’une playlist de cinquante morceaux, accompagnée d’un texte de leur composition. C’est au tour de Gregory Bodenes de vous raconter son rapport intime à la musique.

La musique est un des éléments de notre histoire, notre histoire collective et notre histoire intime, nos hymnes et nos chansons du dedans. La musique est un peu comme une maison, une maison semblable à celle des Nits et des mots d’Henk Hofstede, leur leader sur ce titre de Hat (1988), The House. « Le papier peint ressemble à des paysages et dans les pièces de cette maison, je vois les photos d’une famille toujours jeune et je sais qu’ils sont tous morts depuis longtemps. » La musique raconte des instantanés de nos vies, des particules éparses et sensibles. Elle ne dit pas une chronologie organisée, mais plus une errance absurde. 

La musique, c’est d’abord un retour à l’enfance, aux premiers sons entendus qui vont constituer toute l’architecture à venir, qui vont construire de lentes et inconscientes fondations. Je me rappelle cet échange avec Christophe, en 2016 à la Carène à Brest, lors de sa tournée des Vestiges du Chaos dans un entretien qu’il m’avait accordé pour mon émission de radio “Le Cabinet Des Curiosités”. Je lui demandais quel était le son de son enfance. Je me rappelle son regard qui se trouble, sa pensée qui s’évade un instant. Je me rappelle surtout sa réponse, les yeux fermés, comme s’il convoquait avec effort un vieux souvenir. 

« Je me suis rendu compte dès le début de ma carrière que chacun de mes morceaux suivait le même processus rythmique, soit un ostinato, un rythme absolument régulier si vous préférez. Un jour, je discutais avec ma mère de cela. C’est elle, je crois, qui a trouvé la raison de cette obsession. Durant mon enfance, ma mère était lavandière, elle me dit que j’étais fasciné de la voir, elle et ses amies, battre le linge en rythme dans le grand lavoir avec ses grandes mains mouillées. Je ne les quittais pas du regard, je crois que quelque part, j’essayais de reproduire ce rythme de ces femmes battant le linge, je tentais de revenir vers l’enfance. »

La musique, c’est toujours un va-et-vient entre les espaces-temps, un lieu qui n’est ni vraiment un abri ni vraiment un refuge. À travers la musique, on tente de recréer des moments que la mémoire idéalise. Si l’on revient sur la petite chronologie qui a forgé ce que nous sommes, nos goûts et notre appétit pour les sons nouveaux, il se dégage une forme de cohérence, en rien linéaire, mais plus des petits traits d’unions qui réunis et rapprochés forment comme des droites parallèles à nos vies. Il y a toujours une mélancolie originelle à laquelle on revient qu’on le veuille ou non. Pour moi, cela pourrait être aussi bien Le Beau Danube Bleu de Johann Strauss, la voix de Mickey Newbury et son Sweet Memories que j’entendis du haut de mes sept ans, dans la chambre d’un oncle aujourd’hui disparu.

Qu’on le veuille ou non, il y a toujours une forme de cohérence dans nos parcours, une prédestination inscrite dès le début qui devait nous mener d’un point A à un point B, et à tisser des liens entre Love Song For The Dead Che de The United States Of The America et le One Of The Broken de Prefab Sprout. Encore une fois, le temps n’a pas de prise, ici, il ne faudra pas chercher une frise temporelle mais plus des échos et des réminiscences sensibles.  

Qu’ont en commun Babybird, Kings Of Convenience ou Sigur Rós ? Peut-être cette surprise à l’affût sur ces routes d’été en Corrèze ou dans le Cantal, les bords de la Dordogne non loin de Serandon et de son panorama de Gratte-Bruyère, son village englouti et ses vies oubliées. La musique devient autre chose, un paysage peut-être. Une carte de la mémoire. 

Bien sûr, on revient toujours à la musique de nos adolescences, celle qui nous interpellait de l’intérieur, Joy Division, Japan, The Cure, la voix de Philippe Pascal qui nous ouvrait à l’expressionnisme et aux craintes existentielles d’un Edvard Munch sur The Shriek. Ces musiques découvertes dans l’adolescence conservent une place à part pour l’adulte installé dans sa routine, un savant mélange de distance ironique et de tendresse sincère, un je ne sais quoi qui fait ce que nous sommes.

Des leçons de ténèbres que l’on retient et qui se prolongeront encore et encore chez Matt Elliott, Arvo Pärt ou Sparklehorse. Une mélancolie qui prend une autre patine avec le temps, là où elle perd de sa fébrilité elle gagne peut-être en profondeur. En vieillissant, on est peut-être plus attirés par l’abstraction, par des univers plus taiseux, July Skies, le Pan American de Mark K Nelson, Stars Of The Lid ou encore A Winged Victory For The Sullen.

On cherche une paix intérieure, on se fait de nouveaux compagnons, des fidèles auxquels on revient toujours, The Innocence Mission, Bill Evans, Mark Kozelek, Kurt Wagner. On ne cesse de faire des allers-retours, ne retrouve-t-on pas par exemple chez l’Arman Méliès de Le Volcan Même un peu du Cure de Disintegration ? 

Hésitant toujours entre la parole et le silence, on se sent proches de ces artistes qui disent beaucoup avec peu, Paddy Mann de Grand Salvo, Adrian Crowley, Orso Jesenska ou Jean-Louis Bergère.

Les artistes que l’on aime appartiennent à tous les espaces-temps, notre passé jamais aussi présent, notre présent qui sait s’appuyer sur ce qui l’a précédé, un temps où les querelles de clocher n’ont pas lieu d’être, où seule l’émotion prime. David Bowie ou Leonard Cohen, pour ne citer qu’eux, ne sont pas morts par exemple, ils se sont juste absentés. Leurs ombres sont encore bel et bien là. 

La mélancolie n’est pas une et unique, elle peut avoir tant de nuances. Elle est un langage de l’indicible, de Thomas Feiner (Anywhen) à Ola Fløttum (The White Birch), des Lotus Eaters à Midget, de Piano Magic à Federico Mompou ou Dominique A, ils disent tous quelque chose de nous, un petit rien difficile à définir, un décompte du temps peut-être, un murmure ou un soupir du monde sans doute. 

(Deezer)

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