(Jagjaguwar/PIAS)
Jusqu’ici, peu d’éléments laissaient présager d’un album comme Multi-Love de la part d’Unknown Mortal Orchestra (UMO pour les initiés). Sur le premier essai éponyme en 2011 et II en 2013, on imaginait très bien l’auteur Ruban Nielson en indie kid des années 90, élevé simultanément à The Folk Implosion et Al Green. Mais il restait toujours davantage assimilé à Tame Impala ou Foxygen et à l’étiquette “néo-rock-psychédélique” qu’à un authentique génie du crossover et de la pop décomplexée.
Une chose est sûre, en allant au bout de ses idées et en laissant ses guitares lo-fi de côté, le Néo-Zélandais va faire grincer des dents. On imagine déjà les cris d’orfraie de quelques ayatollahs de l’indie rock comparant avec dédain Multi-Love à un disque de Jamiroquai. Les pisse-vinaigre n’auront pas complètement tort sur ce constat, seulement sur son estimation.
Ceux qui ont déjà fait la connaissance d’Unknown Mortal Orchestra le savent bien, l’initiation à la musique de Nielson se fait de manière spontanée. On repense ainsi au coup de foudre immédiat provoqué parmi la presse pop et les labels branchés par les premières démos du projet personnel de l’ex-guitariste de The Mint Chicks.
Encore aujourd’hui, malgré la complexité des nouvelles chansons, ce sentiment d’immédiateté domine. Dès le morceau d’ouverture Multi-Love, Unknown Mortal Orchestra remet en chantier tout son art de manière prodigieuse. Une phrase de clavier baroque ouvre une danse à laquelle viennent admirablement se greffer les sanglots et la basse soul du musicien. On ne saurait rêver plus étonnante entrée en matière.
Dans la foulée, Like Acid Rain avec sa voix enfantine évoque de charmants souvenirs Motown. Sur l’extrait sexy Ur Life One Night, c’est le groove déviant de Dirty Mind (1980) de Prince qui est convoqué. Plus loin, on trouve le plus beau solo de saxophone sur un disque de rock depuis Essential Logic (Extreme Wealth And Casual Cruelty). Like Acid Rain et Can’t Keep Checking My Phone sont par ailleurs construits autour des plus irrésistibles et dansantes lignes de basse enregistrées ces dernières années.Production et écriture offrent ici des surprises de tous les instants. Au gré d’une introduction bouillonnante ou d’un interlude extatique, impossible de prévoir ce qui va suivre, quel collage va faire la transition ou quel pont va établir un lien entre deux parties si éloignées dans l’humeur et les sonorités.
Immanquablement, le résultat est à la fois stupéfiant et harmonieux. À l’image de la chanson de clôture (en apothéose) Puzzles, qui passe en un éclair de Air à The Flaming Lips. On pense souvent à Chaz Bundick de Toro Y Moi, que le démiurge d’Unknown Mortal Orchestra a d’ailleurs épaulé sur son récent What For? (2015). En dépit de toute l’admiration et la sympathie qu’on a pour Bundick, on est bien obligé de constater que le Néo-Zélandais expatrié à Portland le surpasse à son propre jeu.
Cet art de la mise en forme et du rebond, servi par de subtils dosages d’effets sonores (phaser, réverbération, flanger, Wah-Wah, saturations et autres bidouillages secrets) et par une nouvelle richesse instrumentale (collection de claviers analogiques, trompette, saxophone, violoncelle), laisse envisager pour l’ami Nielson des vieux jours tranquilles dans le rôle de producteur émérite.On imagine déjà devant son studio une file d’attente interminable où grouillent les jeunes musiciens. Dans le texte, le multi-instrumentiste inonde ces neuf titres de désespoir, alors que sur la forme, il s’amuse et imagine. Peu importe que Multi-Love ait pour thème l’amour dystopique, les neuf ou douze catégories de l’esprit.
Quand bien même il serait question de théorie des nombres, cette collection de soul mutante déborderait toujours d’une énergie, d’une émotion et d’un enthousiasme purement musicaux qui ressemblent bel et bien à la vie. En comparaison, bon nombre des collègues de l’indie pop font désormais triste figure, comme prisonniers dans leurs petits chaussons de faiseurs apathiques.
Contrairement à la plupart des musiciens contemporains qui utilisent leurs instruments vintage avec un grand souci de révérence et de références (voyant ainsi leur imagination se réduire comme une peau de chagrin), à mesure que le studio de Ruban Nielson s’est étoffé de magnifiques pièces de musée (voir la pochette de l’œuvre et les nombreuses photos postées sur Instagram), sa musique n’a cessé de s’affranchir.
Complexe mais pas compliqué, sensuel mais pas facile, Multi-Love est un grand disque. Preuve en est, au bout d’une vingtaine d’écoutes (d’abord en dilettante puis de plus en plus minutieuses), ces quarante-et-une minutes de pure alchimie musicale n’ont pas fini de révéler tous leurs secrets.