Trio de cordes dont l’univers musical s’étend, au-delà des académies, vers le rock, l’improvisation, les musiques traditionnelles, expérimentales ou extrêmes, VACΛRME a dévoilé en février son tout premier album, sur Les Disques du Festival Permanent, le label de Gaspar Claus et Flavien Berger. Interview.
Après des années à multiplier les collaborations (Mansfield.TYA, Rover, Barbara Carlotti, Youssoupha, Villeneuve & Morando) et les projets scénographiques originaux (à l’église St Merry, à la Philharmonie pour une Nuit blanche autour de la note La), le trio formé par les violonistes Carla Pallone et Christelle Lassort et le violoncelliste Gaspar Claus sort donc un premier album homonyme et acrostiche (chaque plage correspondant à une lettre de leur nom, de V à E), en forme d’autoportrait. Photographiques, fugaces, enregistrant un moment en un lieu uniques, les sept titres de ce premier enregistrement commun restituent sans aucun doute les liens que les trois musiciens ont su tisser depuis leur rencontre, au sortir des conservatoires, tendus vers les explorations sonores et les rencontres. Vibratiles ou frissonnants, s’élevant comme le symbole, Λ, central (transcendant ?) de leur nom, ou frottant (grattant ?) à même la matière concrète, la corde, le bois, ces improvisations évoluent vers l’abstraction, faisant oublier l’origine des sons, créant d’avantage d’images nouvelles, et fantastiques, que de réminiscences. Post-rock (Rachel’s), minimaliste ou contemporaine (Steve Reich, La Monte Young, Arnold Dreyblatt, Henry Flynt), cette musique explore un vaste espace sonore, aussi animal que cosmique, qui interdit toute étiquette. Le naturalisme de la prise de son (sous la houlette de David Chalmin) fait entendre la concrétude des instruments autant que l’écoute, la belle attention (ensemble) que ces musiciens portent les uns aux autres. Par effet de contagion, on écoutera également cette musique différemment, car elle sait nous toucher en profondeur, et résonner pourtant partout autour de nous.
Comment a été réalisé cet enregistrement ?
Gaspar Claus : Comme souvent nous avons profité d’une opportunité. J’avais demandé une disponibilité au studio de David pour enregistrer un ami claveciniste qui a dû annuler. Depuis le temps que planait au dessus de la tête de VACΛRME ce désir d’enregistrer notre musique, c’est à dire une musique du moment, avec nos vies tumultueuses nous n’avions pas trouvé d’occasion de nous réunir ainsi. Quand le claveciniste a annulé, j’ai rebondi, appelé Christelle et Carla et – magie – nous étions tous disponibles. Travailler avec David dans son studio c’est comme obtenir un temps de travail dans une résidence prestigieuse. Tout est propice à l’écriture, à la concentration, aucun sentiment d’urgence ne vient perturber la concentration. Et c’est précisément ce à quoi aime carburer VACΛRME, créer des parenthèses dans le tumulte et s’étonner d’être encore là, à s’aimer avec des sons.
Christelle Lassort : Nous nous sommes retrouvés dans le très beau studio de David Chalmin, sans savoir encore ce qui nous allions enregistrer, pour rester fidèles à ce que nous proposons en live. C’est dans la très belle salle de répétition des sœurs Labèque que nous avons improvisé toutes sortes d’atmosphères, deux jours durant, David enregistrait tout. Nous avions une idée de morceau en tête, très méditatif, qui a pris la lettre «Λ» par la suite, mais le reste restait à découvrir. Puis à partir de toute la matière que l’on a enregistrée, on a fait des choix, puis décidé d’un ordre…
Carla Pallone : Avec confiance, avec plaisir. Car si je suis contente du résultat, je suis aussi – et surtout – contente de cette expérience, de ce temps suspendu – deux jours à quatre. Pour ma part, j’étais très curieuse, mais aussi un peu dubitative : faut-il, et comment enregistrer la musique improvisée ? Finalement nous avons pris le parti de chercher, d’essayer. Nous n’avions rien prémédité mais grâce aux précieux son et accueil de David Chalmin – à son écoute bienveillante aussi, nous nous sommes tout de suite sentis très à l’aise. Et puis un an s’est écoulé. Nous sommes revenus sur ces enregistrements avec une oreille neuve, pour en extraire ce qui nous semblait important, ce qui avait du sens pour nous c’est-à-dire une approche du son à travers nos (vieux) instruments, sans pour autant renier une forme de lyrisme associé aux cordes frottées.
Et d’après vous, que révèle cet enregistrement de votre trio (quand bien même il s’agit d’une photographie d’un moment donné) ?
Christelle : Que l’on a le gout du risque ! J’aime l’idée que tout est à inventer, en permanence… Je me retrouve ici et maintenant, avec ces amis, comment allons-nous échanger, nous écouter, réagir, façonner… Il s’agit bien de fixer l’instant présent, comme une photographie. Cette photo ne définit pas QUI nous sommes, mais ce qui a été partagé à cet instant précis.
Comment qualifieriez-vous vos trois personnalités musicales ? Comment se complètent-elles, ou se différencient-elles ?
Christelle : Nous sommes très différents. Et c’est ce qui nous intrigue à chaque fois.
C’est à partir de ces trois individualités très distinctes que nous cherchons ensemble, par le jeu, un endroit commun. Je dirais qu’il ne se situe peut être même pas dans la musique, mais dans la manière de la faire ensemble. Nous n’avons à la base aucun code ; improviser ensemble nous permet de questionner cette différence…
Carla : C’est un équilibre très fragile. Il faut être disponible, à l’écoute. Avec chacun nos particularités en effet mais rien n’est figé. Parfois je ne sais plus vraiment qui fait quoi ou qui est qui : ce sont ces échanges qui sont riches.
Gaspar : Oui ! Moi aussi il y a des moments où je ne sais plus d’où vient un son tellement nos matières se rencontrent avec justesse. On a trois personnalités très différentes cela dit. Christelle aime les jeux mélodiques et rythmiques, que j’ai souvent du mal à suivre. Carla est très forte pour se retenir de jouer – ce qui est une qualité très dure à atteindre quand on improvise. Moi je ne suis pas très fort pour me définir moi même, mais je sais que je pêche un peu dans ces deux qualités. Mais c’est ce qui fait la richesse de notre paysage sonore. On ne cherche pas à fusionner. On ne cherche pas à avoir le même son. On ne cherche même pas à avoir un son de trio en fait. On s’amuse de cette alchimie qui nous dépasse, où des reliefs se dessinent entre nous, malgré nous, et nous surprennent. C’est surtout de ça qu’on joue.
L’album m’a fait penser à des BO de Stanley Kubrick (Ligeti dans 2001, l’utilisation récurrente et dramatique qu’il fait de la pesante sarabande de Haendel dans Barry Lyndon) ou de P.T Anderson (Johnny Greenwood). Sont-ce des influences ? Est-ce que vous pensez en termes cinématographiques ? Est-ce que vous pourriez écrire (avez écrit) pour le cinéma ?
Christelle : Merci pour les références ! Nous ne nous donnons pas vraiment d’image particulière avant de jouer, en tout cas pas de référence précise à un univers cinématographique… Les images arrivent souvent après. En revanche il nous arrive de dessiner, une sorte de « carte de la route », avant un voyage sans destination, le réel intérêt étant le voyage en lui-même. Ca me fait penser à cette phrase de Nicolas Bouvier : « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui même. On croit qu’on va faire un voyage mais bientôt c’est le voyage qui vous fait ou vous défait.» Chacun d’entre nous a déjà écrit pour le cinéma, mais jamais encore ensemble. Oui, nous adorerions !
Carla : Récemment j’ai aussi découvert la B.O de Under the Skin de Mica Levi – magnifique ! Avec un thème récurrent comme ça qui me hante encore. Je ne crois pas qu’on pense en termes cinématographiques, même si parfois des images ou des cartes peuvent nous guider, mais j’aimerais autant faire de la musique pour le cinéma que du cinéma en musique!
Gaspar : Effectivement nous avons chacun des expériences dans ce domaine. Et je crois des méthodes d’écriture qui diffèrent beaucoup. Je serais très curieux de voir comment on aborderait un projet de musique de film ensemble. Dans l’idéal, comme pour Ascenseur pour l’échafaud (Malle/Davis) : un visionnage, une seule prise ! L’autre jour nous participions à une émission de radio et on nous y a fait écouter une pièce de Ligeti. Une montée de cordes lente et sûre d’elle, immense, ravageuse. Quelle écriture ! Heureusement en fait que cette musique (je pense à celle de Ligeti ici) précède le film. On me dit souvent que ma musique provoque de l’imaginaire. Des paysages marins, ou glaciaires. Mais les images émergent de la musique. Et ici il nous parait important que ça se fasse dans cet ordre là. C’est précisément pour cela que nous n’avons pas donné de noms aux morceaux. On ne voulait pas forcer l’image. A chacun de se laisser aller à son propre film…
En ce qui concerne les textures (frottement, captation au plus près des cordes), l’enregistrement produit un effet d’éloignement de l’instrument, d’abstraction. On croit entendre un souffle, une respiration, parfois naturelle (le vent), parfois animale.
Carla : Je disais l’autre jour que le morceau R me donnait froid ! Comme un grand vent de Sibérie ! Et j’adore l’idée qu’il puisse y avoir un ressenti physique au delà de l’écoute. On a vraiment cherché à «détourner» nos instruments par moments, on cherche du son, pas forcément des notes. Ca se rapprocherait presque plus d’une approche électro-acoustique – la perception est très lointaine de la source, et on ne cherche pas forcement à distinguer l’origine du son.
Gaspar : C’est marrant que tu parles d’éloignement là où pour ma part j’ai la sensation précisément inverse. Déjà, sur tout l’album David a fait un travail de prise de son exceptionnel, plusieurs personnes m’ont dit avoir la sensation d’avoir la tête dans nos instruments à l’écoute de ce disque. Mais je comprends bien que ça n’est pas de ça dont tu parles. Et bien pour moi cette abstraction c’est justement un rapprochement, une écoute microscopique, une percée vers ce qui se passe à l’intérieur du son quand on joue des notes, ce souffle que tu entends là est celui de la musique, il sous-tend chaque note jouée, depuis toujours. Ici on cherche à le faire entendre, dépouillé de ce qu’il porte habituellement.
Christelle : On cherche à restituer l’aspect organique de l’instrument, on aime sa matière. Le bois, entre autres. Et on aime s’attarder sur ce qui ne va pas forcément produire de la mélodie. Le contact du crin avec la corde, doux, ou bien saturé… oui. Quelque chose d’animal, de primitif.
Vous aimez vous produire dans des conditions et des environnements originaux (Nuit blanche, Unesco). Quels sens et fonction donnez-vous à ces « scénographies » et aux collaborations avec d’autres musiciens ?
Christelle : Le sens est à chaque fois différent mais d’après moi il y a une chose de commun à chaque expérience, à savoir la rencontre. Pour la Philharmonie, nous avons invité d’autres musiciens car le projet était de tenir une note, le LA, pendant 10h, et il nous fallait nous assurer que l’on pourrait se relayer. Nous avons formé un cercle, et plongé les gens (et nous mêmes) dans un grand bain sonore. Le sens, cette nuit là… nus pourrions en parler pendant des heures ! Personnellement j’ai eu la sensation de vivre un immense voyage collectif qui pourrait s’apparenter à de l’hypnose. L’Unesco, c’était à l’occasion de la semaine du son. Jean Michel Jarre qui en était le parrain nous a invités, et nous avons joué avec l’espace du lieu Je crois qu’à partir du moment où l’on axe l’événement sur la RENCONTRE et l’imprévu, entre nous trois déjà car à chaque fois on saute dans le vide, on emmène les gens avec nous dans ce voyage improvisé. Et ça fait sens. Car on se tient là les uns dans les autres, tous ouverts, dans un vrai sentiment du moment présent.
Carla : Nous sommes perméables à notre environnement et nous voulons jouer avec ! Le lieu, son acoustique, le public, sont autant d’éléments avec lesquels il faut composer ! A St Merry par exemple, Christelle et moi arrivions de derrière le chœur : le mouvement et la réverbération naturelle de l’église produisait ainsi un vrai effet. Nous ne cherchons pas à tout prix la performance pour la performance, mais nous essayons de privilégier cette approche et quand c’est possible nous nous adaptons.
Gaspar : La première fois que nous avons joué en trio devant un public, nous avons abordé la chose de manière assez classique. On s’est donné des directions musicales, un ordre de « morceaux » à jouer. On est monté sur scène et on a suivi notre programme. Ce n’était pas dégueu, mais en sortant de scène on avait tous les trois la même sensation : on s’était un peu emmerdés, et on s’est senti contrits par notre programme. On a décidé de ne plus jamais aborder les concerts comme cela. Et pour commencer, on s’est dit qu’on jouerait toujours en prenant en compte le public, l’architecture, le dispositif. Carla et Christelle ont la chance de pouvoir se déplacer. Alors parfois par exemple elles commencent le concert dans le foyer, de l’autre coté des portes. Le public est en salle, je suis seul sur scène, et là, derrière les portes, elles jouent comme des furies. J’adore ça. Ca nous guide, le reste – la musique – devient un pur plaisir, une aventure de pirate, sans lois, sans règles, juste avec un environnement dont on peut jouir.
L’album m’a notamment fait penser aux créations d’Arnold Dreyblatt. D’autres musiciens à citer comme influences, ou à faire découvrir aux lecteurs ?
Christelle : La Monte Young, Eliane Radigue, Arvo Part, Meredith Monk ….
Clara : Sarah Davachi, Dominique Petitgand, Neubaten, Parmegiani…
Gaspar : Grave! Pleins! Penderecki, Fausto Romitelli, Scelsi, Tom Cora, le dernier album du Kronos Quartet avec Laurie Anderson, Carlo Gesualdo Da Venosa, Helmut Lachenman, Ellen Arkbro (que j’écoute en ce moment avant de monter sur scène). En France, Felicia Atkinson, Carol Robinson… la liste est très très longue!
Wilfried Paris