1994. Fin de printemps, le ciel nous a livré quelques rincées dont il a le secret. À l’époque, on achetait encore des cassettes et le Moz se retrouvait en miniature dans notre sac de lycéen. Parfum de pluie, de pollen et d’amours adolescentes. Vauxhall And I (1994) dans le walkman, musique idéale pour nos cristallisations stendhaliennes et nos espoirs déçus. Une éducation sentimentale. Cette année-là, Morrissey avait de drôles de lubies. Il se voyait à la tête d’un royaume avec comme principaux courtisans Angelic Upstarts, Ramones et… Echobelly. Pour la promo, le Moz faisait les interviews au pub et racontait entre quelques lagers son amour de l’alcool. N’importe quoi. Il disait également qu’il était enceinte et qu’il imaginait sa retraite musicale façon Orson Welles : à l’écart de tous et très gras. Humour de défense et de circonstance. Morrissey a la presse sur le dos, c’est tout. Jamais très loin d’Oscar Wilde ou de George Bernard Shaw – grande influence. Il faut rapprocher Meat Is Murder de The Smiths de la célèbre sentence de Shaw : “Les animaux sont mes amis, je ne mange pas mes amis.”
Morrissey multiplie les provocations et les mystères. Your Arsenal (1992) était comme la première partie (jouée sauvagement, cela va sans dire) d’un édifice introspectif. On retrouvait l’image fantasmée du nord de l’Angleterre avec ces paroles reliant le mystique au charnel : “We are the last truly British people you’ll ever know.” Époque de l’Union Jack, des discours opaques et réversibles. Dans cette attitude, on retrouve le Baudelaire de Mon Cœur Mis À Nu (1864) : un mélange fielleux d’intuitions divines et de conneries insensées. Your Arsenal était aussi, via son producteur Mick Ronson, un hommage à David Bowie et aux passions musicales du Moz. Disque carnassier, complexe et puissant, mélange de Proust et des New York Dolls, qui brûlait vif la mollesse du précédent LP solo Kill Uncle (1991). Bousculé et vexé par les attaques de la presse, Morrissey, qui était très fier de Your Arsenal, va s’isoler un temps. Il pensera vraiment l’album suivant comme le dernier. C’est un temps où le chanteur se confronte réellement et non littérairement à la mort. Dans ses textes, Morrissey avait l’habitude de faire des fioritures auprès de la grande faucheuse. Seulement là, nous ne sommes plus dans l’intellect et la simulation. Morrissey perd des amis proches, il a la sensation de voir sa jeunesse couler à pic. L’aventure des Smiths ne semble pas si lointaine et pourtant elle est à jamais révolue. Cet état des choses nourrit Vauxhall And I. Cette réédition est d’ailleurs parfaitement pensée car aux titres originaux s’ajoute un live inédit enregistré en 1995 au Théâtre royal de Drury Lane, à Londres.
À écouter ce concert, violent et sauvage, on comprend quel miracle a été Vauxhall And I… Comment un groupe passablement potache et bourrin à ce point a-t-il pu penser et produire pareilles enluminures ? “There’s gonna be some trouble/A whole house will need re-building” : comme il le chante dans Now My Heart Is Full, Morrissey ne va pas véritablement rebâtir, il ne se livre pas à un contrepoint mais bien à une continuité. Ou peut-être s’agit-il simplement d’un chemin enfin retrouvé. Morrissey va creuser, déblayer, se souvenir – de son père, de ses amis, de l’enfance et des lieux de l’enfance. Un passé recomposé merveilleusement. Ces paroles qui ouvrent Now My Heart Is Full indiquent le tempo, donnent la mesure de Vauxhall And I. La chanson est une ouverture merveilleuse avec son halo de guitares, son brouillard de guitares dessinant parfaitement les contours d’une mélancolie. Nous sommes immédiatement surpris par la douceur, la sensualité des arpèges qui diffèrent tellement des nervures de Your Arsenal. Cette surprise se mélange à un sentiment de déjà-vu. On entend le disque que l’on avait toujours imaginé et rêvé d’entendre depuis la mort de The Smiths. Incroyables retrouvailles, pensées et élaborées avec grand soin. Vauxhall And I est un LP fait de plusieurs mouvements.
Le premier est inauguré par Now My Heart Is Full puis viennent les moments tourmentés et angoissés (Spring-Heeled Jim et Billy Budd). De Hold On To Your Friends jusqu’à The Lazy Sunbathers, c’est la vertébrale douce et fragile qui sera brisée nette par l’ultime mouvement du disque : la tronçonneuse de Speedway. Vauxhall And I rend une harmonie fragile et incertaine, c’est ce qui demeure si fascinant. Morrissey se livre à un guet-apens émotionnel. On ne l’attendait plus trop… On commençait à chanter ironiquement à chacun de ses retours : “Stop me if you think you’ve heard this one before.” La revanche est sublime. Une caresse violente et énigmatique. Vauxhall And I est le parfum de la terre qui travaille, de l’humus, ce mélange de vie et décomposition. On retrouve cette ambivalence partout. En effet, quoi de plus éloigné que la langueur, la nostalgie de Used To Be A Sweet Boy, et la sauvagerie, la cruauté rythmique de Speedway ? Ces grands écarts se font pourtant avec sérénité. Parfois, certains secrets refont surface et la voix se trouble comme sur le splendide Lifeguard Sleeping, Girl Drowning, odyssée nostalgique où l’on croise les Kinks et The Zombies. Musique hantée, musique du passé qui ne cesse de revenir, comme un voile, une brume. Morrissey ne fait plus dans la distanciation, se livrant comme jamais. Il s’offre. Le couteau dans les plaies, pour de bon. La blessure principale est une Marr de sang. Oui, Vauxhall And I est sans nul doute une mémoire sensuelle de The Smiths.
On semble y entendre Well I Wonder très souvent. Pour créer cet effet miroir avec les créations de Johnny Marr, Morrissey savait qu’il fallait métamorphoser son groupe de hooligans. Le live inséré dans cette réédition illustre donc bien l’ampleur de la métamorphose. Basique, carré et sans grande finesse, le groupe dégage une énergie fascinante, cruelle. Steve Lillywhite, producteur émérite (Talking Heads, Simple Minds, Siouxsie And The Banshees), va s’atteler à la transformation. D’abord en virant le batteur Spencer Cobrin – véritable psychopathe – pour le remplacer par un gentleman des fûts, Woodie Taylor. La section rythmique se retrouve beaucoup plus souple et virtuose que sur Your Arsenal. Il fallait cela car là où le précédent effort était une démonstration, Vauxhall And I est plutôt une suggestion. Bigmouth Strikes Again.
Mais ce murmure, ce lent murmure n’est pas sans tension, sans bouleversement. Ce disque ressemble à un adieu, et avec le temps, on peut l’entendre ainsi. Morrissey referme tout un pan de sa vie de manière vénéneuse, comme une intrigue à la Henry James. Car l’après-Vauxhall And I est une parodie. Vicieusement, le Moz brise l’harmonie avec le brutal Southpaw Grammar (1995). Le reste est un ensemble de disques mal ajustés sur lesquels on ne s’étendra pas. Il singe Sinatra et Dieu sait que Morrissey chante merveilleusement bien aujourd’hui. D’ailleurs, il déclamait autrefois : “Oh, Keats and Yeats are on your side.” Aujourd’hui, les paroles ne trimbalent plus ces grands poètes mais seulement l’ennui. L’introspection de Vauxhall And I était une résistance au spectaculaire, à la vacuité. C’était une dernière présence, magnifique et bouleversante, avant que l’on baisse définitivement le rideau. Amen.