L’Américaine Vera Sola a vécu enfermée avec ses chansons pendant cinq ans pour donner naissance au lumineux "Peacemaker". Conçu pour réchauffer l’âme de l’adolescente tourmentée qu’elle était il y a quinze ans, et les doutes de tous les êtres qui fréquentent les mêmes ténèbres qu’elle à l’époque, ce disque lui permet d’enjamber avec panache le cap du deuxième album après le chef-d'œuvre "Shades" de 2018.
L’Américaine Vera Sola, qui a fait paraître l’excellent Peacemaker en début d’année, est de retour à Paris pour un concert à la Maroquinerie le vendredi 6 décembre. Magic, qui a placé l’Américaine en “une” du premier numéro de l’année, vous propose de gagner 2 x 4 places pour le concert de l’artiste américaine. Pour participer, écrire à jeuconcours@magicrpm.com avant le 3 décembre à 20 heures. Les abonnés auront priorité parmi les participants mais le jeu est ouvert à toutes et tous.
Magic vous propose de relire l’entretien que Vera Sola nous avait donné à Paris avant la sortie de son deuxième album.
L’attente a été particulièrement longue avant ce deuxième album. A-t-il été long à écrire, à enregistrer, à mixer, à sortir ? Un peu tout ça ?
Il n’a pas été très long à écrire – encore que… Ça dépend de quel angle tu regardes la question. La moitié des morceaux était déjà écrite avant l’enregistrement de Shades ou pendant. Mais je savais que je n’étais pas capable de leur rendre justice avec mes moyens d’alors, j’avais conscience que je devais m’entourer pour les mener à terme. Mais même l’écriture des autres morceaux a été plutôt rapide. En studio, pas mal de musique émergeait en moi et je n’ai pas la sensation d’avoir cherché l’inspiration. L’enregistrement a été assez long, en tout cas plus long que ce qui est généralement admis pour ce type d’album. Je suis entrée en studio en octobre 2019 et j’ai travaillé un mois à temps plein. Ensuite, il y a eu tout un tas de petites sessions éparses jusqu’au confinement de mars 2020. On a eu juste eu le temps d’enregistrer les cordes et (elle claque des doigts) tout s’est arrêté d’un coup. Il s’est encore passé pas mal de choses pendant le Covid. Je suis assez maximaliste, je voulais un son imposant (“a big sound”). Quelque part, le confinement m’a aidée. Grâce à lui, si je puis dire, j’ai pu accéder à des personnes, des musiciens qui, sans ça, n’auraient pas du tout été disponibles. «Hé, tu as besoin de bosser, je crois bien ? Ça tombe bien, j’ai quelque chose pour toi.»
Le plus long, ça a été le mixage, c’est là que le temps a défilé. Beaucoup plus que prévu. J’aurais pu m’en douter, pour être honnête – je me connais… J’ai essayé de confier ces pistes à d’autres personnes, elles ont tout donné pour y arriver, mais c’est une musique assez complexe, je suis très spécifique, un peu spéciale, on va dire, quand je mets la touche finale à mes chansons. Je ressens comme un dôme qui m’enveloppe. J’entends les sons entrer et sortir de moi, comme au cinéma, comme un… planétarium. Et j’ai dû constater que c’était impossible de déléguer ce feeling à quelqu’un d’autre. Après le confinement, j’ai bien transmis les pistes à une première personne, qui a fini par revenir vers moi en me disant : «Je pense que je ne vais pas y arriver». Alors, je me suis assise avec le coproducteur, Kenneth Pattengale. C’est lui qui gérait la bidouille avec la machine mais c’est moi qui ai pris les choses en main, «dans mon dôme». Même si j’ai pu m’occuper des pistes de voix seule, le travail sur les pistes instrumentales a été interminable. Ensuite, mon management et moi avons exploré plusieurs pistes de label pour le sortir. On est tombés d’accord avec City Slang, mais j’ai dû m’insérer dans leur calendrier. Et nous voilà !
«Est-ce que ce disque va finir par avoir un sens plusieurs années après l’écriture des chansons ?». Je savais que j’aurai changé, et le monde avec. Mais l’évidence était que je devais le sortir
Vera Sola
Pendant les phases que tu présentes comme interminables, as-tu perdu patience ou considérais-tu que, finalement, ce disque avait besoin de ce temps ?
Un peu des deux. Ce sont surtout les personnes qui m’entourent qui ont perdu patience. J’ai achevé tous les gens qui ont travaillé sur ce disque. Sur le plan personnel, à certains moments, je me suis posée des questions comme : «Est-ce que je suis dingue ?», «Est-ce que ce disque va finir par avoir un sens plusieurs années après l’écriture des chansons ?». Je savais que j’aurai changé, et le monde avec. Mais l’évidence était que je devais le sortir. J’ai vécu ce processus vraiment comme un accouchement. C’est une matière que je devais expulser de moi si je voulais me trouver à nouveau capable de faire autre chose dans ma vie ensuite. Sinon je serais restée dans cet état de stagnation un peu stérile, sans même avoir de la musique à défendre.
Quelles sont, avec le recul, les réponses à ces questions ? Es-tu dingue ? Le disque a-t-il encore un sens ?
Suis-je dingue ? Oui, absolument, c’est un fait acquis. Quand tu t’y prends comme je m’y suis prise, c’est forcément qu’il y a un grain quelque part, car tout ce que j’ai fait pour ce disque était irrépressible. Encore une fois, je m’enveloppe littéralement dans le monde que je crée avec ces chansons. Cette obsession est la seule façon que je connaisse pour les habiter.
Le disque a-t-il un sens ? Oui. Pour le monde extérieur je ne sais pas encore mais pour moi, oui. Il a fallu que je le laisse puis que j’y revienne pour le ressentir. Après le mixage, j’ai arrêté de l’écouter, je me suis plutôt plongée dans, disons, la gestion de projet et la recherche du label. Au moment de me replonger dans les chansons, une petite voix m’a dit : «Es-tu certaine de vouloir revenir à tout ça ?». Après tout, les chansons étaient nées à une période très difficile de ma vie. Shades était issu de nombreux tourments, et même après Shades, pendant la tournée de 2019, qui a été intense au point d’être douloureuse, j’ai été plongée dans une sorte de colère. Il était important pour moi de m’approprier ces émotions, de les dompter, non seulement en écrivant les chansons mais aussi en les enregistrant comme je l’ai fait, pour donner une forme à cette colère. Rien ne me garantissait que ce fût raisonnable de retourner me confronter à cette colère, mais j’ai compris alors que ce qui était susceptible de rendre le disque pertinent, c’était qu’il puisse aider des gens proches de mes sensations. Des gens dont la colère et les émotions se rapprochaient des miennes, que la musique pouvait peut-être accompagner pour ne pas accepter l’inclinaison naturelle à réprimer ces sentiments. Toute ma musique tourne autour de ça : affirmer ouvertement mes émotions négatives, leur donner forme pour avancer et transmuter ce poids en lumière.
Je me souviens que, quand nous nous sommes rencontrés à l’époque de Shades, ton premier album, tu en revenais à peine d’avoir réussi à l’enregistrer. Qu’a-t-il changé en toi comme musicienne et comme personne ?
Il a tout bouleversé, sur les deux plans. Shades, c’est moi enfin musicienne, et moi plus forte. Avant cet album, me considérer comme une musicienne était purement inimaginable. Même quand je jouais en groupe, j’étais un robot. Je jouais le rôle qu’on m’avait assigné. Je jouais techniquement. Il n’y avait pas de fluidité, je ne créais rien. Shades a ouvert la porte au fait que je puisse me considérer comme musicienne, éventuellement chanteuse, voire éventuellement guitariste… Et j’ai pu m’appuyer sur ces sentiments inédits pour rendre le reste possible dans ma vie. Faire ce disque toute seule, sans le moindre regard extérieur en dehors d’un technicien pour le son, ça a été la clef pour me permettre, désormais, de pouvoir entrer dans une pièce, avec des musiciens convoqués pour jouer ma musique, et leur dire des choses comme : «Vous allez vous étonner vous-mêmes, vous allez voir, on va changer de gamme au beau milieu du refrain, sur le papier ça vous semble étrange mais je vous garantis que ça va sonner».
Dans tes textes comme dans ton univers graphique, on sent une fascination pour l’ombre et la lumière, le noir et blanc.
C’est probablement lié à cette façon de véhiculer ces émotions, cette idée de passer de la pénombre à la lumière, psychologiquement, spirituellement. Par ailleurs, ma musique est très visuelle. J’ai la sensation de peindre avec la musique. J’ai toujours aimé la peinture et la photo qui assume une certaine exagération, un sens du drama. Ce sont des ressorts que j’utilise. Ma musique est pleine de snapshots. Et après tout, ce qui rend une image intéressante, c’est simplement la lumière et la perspective.
Tu réalises d’ailleurs toi-même aussi tes vidéos, en ayant du mal à lâcher la bride, comme pour la musique. Es-tu une control freak ?
Oh que oui, et c’est précisément quelque chose qui doit changer si je veux me projeter dans l’avenir. Je dois laisser des gens entrer. Si je veux travailler avec des producteurs capables de donner encore plus d’ampleur à la musique, je dois faire de grands pas.
J’entends les sons entrer et sortir de moi, comme au cinéma, comme un… planétarium. Et j’ai dû constater que c’était impossible de déléguer ce feeling à quelqu’un d’autre
Vera Sola
Ta musique est mieux comprise en Europe qu’aux États-Unis. Sais-tu pourquoi ?
Ah c’est certain que tout ce qui marche aux États-Unis en ce moment est l’exact contraire de ce que je fais. En Europe, vous avez plus de flair et de sens du drama, si je puis dire. Vous aimez la théâtralité, on sent la tradition du cabaret. Il y a une profondeur dans l’acte d’écoute qui est quasiment absente aux États-Unis. L’Art avec un grand A est quelque chose de plus enraciné ici. Aux États-Unis, cette sensibilité existe aussi mais c’est un pays si grand que tout est fractionné. C’est marrant mais, ça aussi, c’est un pressentiment auquel j’ai été exposée. Une femme de théâtre m’avait dit, dans ma jeunesse : «Tu feras quelque chose en Europe, je le vois». Et moi : «Mais oui, bien sûr».
As-tu déjà des intuitions sur le troisième disque, comme tu en avais sur le deuxième ? Ou plus généralement sur la suite de ton évolution ?
À l’avenir, j’aimerais jouer un peu plus avec le rythme. J’écoute beaucoup de musique ouest-africaine, et d’Afrique centrale. Les polyrythmies, les guitares africaines, ça coule dans mes veines. J’aimerais aussi expérimenter davantage de sons sur lesquels danser. Bon, je ne vais pas faire de house ou de musique de club, mais une musique qui embarque, oui ça me plairait.
Qu’est-ce que cela voudrait dire, «avoir du succès», pour Peacemaker ?
L’enjeu de Shades était d’être reconnue comme musicienne. L’enjeu de Peacemaker ? Intéressant… Si ce disque pouvait apporter de la catharsis à des personnes qui en ont besoin, aider des gens à s’ouvrir comme j’ai pu le faire, à explorer leurs secrets comme je n’ai longtemps pas osé le faire, et sentir que cela peut les transformer, ce serait une réussite. Ce disque est un peace maker. Il porte vraiment son nom.
Notre chronique de Peacemaker est à lire ici.
Celle de Shades est disponible par là.