Publiée entre 1965 et 1976, la trilogie de Frank Herbert – Dune, Le Messie De Dune, Les Enfants De Dune – fut l’un des best-sellers de la science-fiction américaine, considérée aujourd’hui comme un monument du genre. Bien avant 1984, année où David Lynch l’adapte au grand écran, sort Visions Of Dune (1979), le premier album de Zed, alias de l’électronicien français Bernard Szajner. À l’époque, un parfait inconnu. Inventeur, technicien et ingénieur lumière parmi les premiers à se pencher sur l’utilisation ludique du laser comme light show, il œuvre dès le début des années 70 à la mise en scène des prestations publiques de groupes comme Magma et Gong.
Mélomane, fan de Kraftwerk et The Human League, son esprit scientifique complètement fasciné par les nouveaux sons et les possibilités qu’offrent les synthétiseurs et séquenceurs qui ne cessent de progresser, il décide de mettre la main à la pâte. Accompagné de Clément Bailly à la batterie (un proche de Richard Pinhas), Colin Swinburne (le guitariste du groupe de prog-rock britannique Bachdenkel), Hansford Rowe (bassiste de Gong) et Klaus Blasquiz (chanteur de Magma et designer de la pochette), le Français aborde la matière électronique instrumentale d’une façon jusque-là inédite : “Quelle absurdité de vouloir à tout prix enfermer le synthétiseur dans le langage du clavier ! Tout son intérêt réside au contraire dans sa capacité à exécuter des séquences qu’aucun instrumentiste humain pourrait réaliser”, expliqua-t-il à l’époque.
“Je ne suis pas un musicien, je suis un metteur en scène de son et d’images.” Dès les premières mesures de Dune, une basse et une guitare pensives – non sans rappeler les volutes hypnotiques d’Agitation Free – se chargent de transporter l’auditeur tandis que le souffle des synthés évoque l’irrésistible parfum de l’épice. Et si très vite, la matière se fait plus complexe et plus aventureuse au point de flirter avec l’électro-acoustique (Thufir Hawat, Sardaukar), ce n’est que pour introduire une nouvelle bourrasque électronique, où comme dans une BD de Moebius, les machines volent, gazouillent et stridulent, rappelant ici le merveilleux minimalisme mélodique des sous-estimés pionniers Beaver & Krause (Bene Gesserit), là un avatar d’ambient qui n’a rien à envier pour sa dimension spirituelle à Cluster ou Popol Vuh (Shai Hulud). The Duke, qui pourrait facilement figurer sur un disque de Trent Reznor, est l’un des deux superbes inédits ajoutés à cette réédition – ils avaient été jugés trop futuristes par le frileux label de l’époque Sonopresse. Il faut dire que Zed ne cherche pas à faire planer l’auditeur mais à lui suggérer des images. C’est dire si l’on est loin des longues plages lénifiantes de Klaus Schulze et Tangerine Dream destinées aux bouffeurs d’acides avachis dans leurs piaules.
Les vingt dernières minutes de cette bande originale imaginaire étonnent par leur modernité, dévoilant les prémices du big beat (Fremen), de l’electronica (Adab, Gom Jabbar) et une façon de déstructurer, tordre et maltraiter les basses qu’Aphex Twin ne renierait pas (Harkonnen). Malgré sa puissance évocatrice et sa quasi-perfection, Visions Of Dune eut soit le malheur de sortir trop tard – l’intérêt pour cette forme de musique ayant d’abord été balayé par le punk, puis le post-punk et la new-wave –, soit infiniment trop tôt. Toujours est-il que l’album ne se vend pas du tout. L’année suivante, en son nom propre, Bernard Szajner produit Some Deaths Take Forever (1980), dédié à Amnesty International. Puis son imagination galopante le voit en 1981 conjuguer le son et la lumière pour inventer Syringe, une harpe-laser dont un certain Jean-Michel Jarre oublia très longtemps de lui créditer la paternité – l’industrie musicale le déçoit alors une fois de plus.
Brute Reason (1983) est son dernier long-format, et malgré la présence de Howard Devoto (l’ex-chanteur des Buzzcocks puis de Magazine), rien n’y fait, les maisons d’édition et le public ont les oreilles ailleurs. Szajner se tourne définitivement vers le monde de l’art contemporain, la scénographie de spectacles, et sa musique tombe dans l’oubli le plus total… jusqu’au moment où une génération de jeunes musiciens – futurs inventeurs de la techno et de ses nombreux avatars – se met à fouiller méticuleusement les bacs à soldes qui regorgent de vinyles (bazardés au profit du CD) et à se pencher sur l’histoire du genre. Salué unanimement comme un classique par des artistes aussi variés que Caribou, Andy Votel, DJ Food et Gilb’R, les deux plus beaux compliments viendront de Carl Craig, qui place Some Deaths Take Forever au sommet de son top 10 de tous les temps, et de Four Tet, avec sa réponse merveilleusement lapidaire à la réception de Visions Of Dune : “Je connaissais ce disque. Merci de me l’avoir envoyé.” Trente-cinq ans plus tard, le travail de Zed est de nouveau dans la lumière. Juste retour de manivelle.