Yo La Tengo – Extra Painful

(Matador/Wagram)

Yo La Tengo, en 1993, c’est déjà un vieux groupe. La décennie entame sa marche et le rock livre sa dernière carnation. Ça gueule, ça pue, c’est fort. Le grunge ! Il ne faudra pas attendre bien longtemps avant de voir ce mouvement éclater sous le coup d’une balle, mais soudainement, l’underground se fait sentir le derrière par la notoriété, perdant de son pouvoir subversif. Tout le petit monde indé d’alors s’affole et s’agite.

Kurt Cobain acclamé par les foules adolescentes se lave l’esprit en portant des tee-shirts de Daniel Johnston. Ce cirque spectaculaire a donc bien mal terminé, et pour un ancien journaliste rock comme Ira Kaplan, cette fin de règne et cette dernière éruption avant la suite (lente dissolution de l’industrie musicale, dématérialisation de la musique, nouveaux modes de consommation et de production) ont leur intérêt.

Après 1994 et le suicide de Cobain, les médias musicaux cherchent une nouvelle icône. Certains d’entre eux demandent à Yo La Tengo : “Êtes-vous les prochains Nirvana ?” Yo La Tengo !?! Non mais sérieusement, quelle absurdité, quel incroyable bordel. Déceler un potentiel marketing dans ce groupe est une offense. Voilà des personnes qui ont tissé leur immense liberté de création à la seule force de leur discrétion.

Elles méritent uniquement des fidèles, des amis d’écoute, des accompagnateurs. Mais revenons à Painful (1993). La formation d’Hoboken (New Jersey) a par le passé excellé dans l’art de la reprise avec Fakebook (1990). Ses premiers disques – Ride The Tiger (1986), New Wave Hot Dogs (1987) et President Yo La Tengo (1989) – ont l’odeur du propre et de l’application. May I Sing With Me (1992), qui précède Painful, oscille entre de longs mouvements électriques et des pop songs plus formatées et immédiates.

La balançoire qui mène délicieusement de la voix d’Ira Kaplan à celle de Georgia Hubley s’agite déjà. On peut entrevoir dans May I Sing With Me la fin d’une période, un LP violent et contrarié qui récite avec indécision sa passion pour Love et Sonic Youth. La page se tourne naturellement.C’est en ce sens que Painful est une aube, un acte de renaissance. Réveil sidérant et magique, comme impressionné par sa propre harmonie. Œuvre de l’inné pensée par un trio qui s’est immédiatement consolidé. James McNew a rejoint le couple Kaplan/Hubley. Le bonhomme tient la basse avec une souplesse et une ampleur incroyables. Remugles de jazz, d’improvisation. Selon Georgia Hubley, Painful est le premier véritable disque de Yo La Tengo.

Et quand on écoute plus de vingt ans après le titre d’ouverture Big Day Coming, on demeure fasciné par l’intemporalité et le propos de cette composition – c’est l’histoire d’un recommencement et d’une relecture de la culture nord-américaine. Yo La Tengo semble dès ce morceau introductif nous inviter à succomber à sa propre métamorphose.

Kaplan va penser sa musique en formes libres et différentes, passant du rock à l’improvisation et du shoegazing à la pop sans le moindre ennui, toujours avec cet appétit confondant, presque candide.

La timide Georgia s’affronte et offre sa voix merveilleuse avec une fragile assurance. Painful s’éveille et dresse un constat contemplatif et distancié d’une musique contemporaine un peu paumée. Au début des années 90, le rock ressent le besoin de marteler, de sonner fort et d’être pyrotechnique. Sebadoh et Dinosaur Jr en sont les parfaits exemples, biberonnés au hard rock et au punk.

Musique violente en surreprésentation, belle et cruelle, mais parfois parodique. Yo La Tengo ne se laisse pas porter vers ce type d’expressivité. Les influences, moins outrancières, passent par The Velvet Underground, The Only Ones, The Soft Boys ou The Feelies (l’autre grand groupe d’Hoboken). Mais Painful paraît aussi mêler à un certain classicisme reformulé des musiques de son temps.L’extrait Double Dare est ainsi traversé et structuré par l’écoute prolongée de Loveless (1991) de My Bloody Valentine. L’orgue et l’utilisation des claviers plus fréquente donnent un grain spécifique. Nowhere Near est un autre exemple saisissant, tendre promesse dépassant les cinq minutes. Ce morceau met en scène une sensualité cinématographique, étrange et obsédante.

La voix d’Hubley dégage un charme immédiat qui monte crescendo et disparaît dans un amas de larsens déroutants. Sudden Organ, porté par une rythmique diabolique, s’emporte dans des colères abrutissantes où l’orgue est trituré, accidenté et malmené, créant une beauté insidieuse. L’accalmie lumineuse A Worrying Thing poursuit la rêverie farouche dans laquelle Yo La Tengo nous conduit.

Voilà une musique populaire et autodidacte menée par son propre rythme, qui fascina et continue de fasciner aujourd’hui. Painful marque aussi le début de la collaboration avec Roger Moutenot, qui ne cèdera sa place de producteur que pour le récent Fade (2013). Moutenot a su instantanément retranscrire la magie du trio – cette harmonie fébrile, épileptique.Un état des choses qui n’a pas pris une ride. Pourquoi ? Parce que ce sixième album nous impose une ambivalence, creusée entre les orages et les perles de rosée. C’est exactement cela Yo La Tengo, un paysage présentant tout et son contraire, un ciel entre chien et loup. Or l’équivoque, c’est ce qui ne vieillit pas. Utilisant son propre langage et oubliant parfois avec une belle amnésie les chansons d’hier et celles qui l’entourent, le triumvirat trace son chemin.

Avec humilité, Kaplan retranscrit à sa manière les énigmes d’un patrimoine culturel patiemment assimilé. Une démarche quasiment autistique et bouleversante, encore plus de nos jours où tout se relaie, s’échange et se partage. Yo La Tengo a toujours été ainsi, insensible à l’impudeur, au besoin de démonstration. Les bonus nous montrent le travail accompli pour modeler le son, le rendre évident comme sur la démo de Double Dare ou la belle innocence acoustique de Big Day Coming.

Lorsque l’on replonge dans Pavement ou Sebadoh des années après, le temps pèse sur notre écoute et nos émotions. Rien n’est intact, il y a une impossibilité de réconciliation avec ce que l’on éprouvait jadis. Ici, Yo La Tengo imagine une musique de maturation, moins obsessionnelle, comme dilatée par le temps. À la réécoute, on retrouve l’impression vécue il y a vingt ans, alors que l’on a vieilli, que tout a changé.

C’est que cette musique nous force à ne pas la définir. Elle s’échappe, traverse et recompose parfaitement ce qu’elle a toujours été – une liberté émouvante et discrète. Aujourd’hui, le groupe a trente ans. Il ne paraît ni vieux ni juvénile. Il est simplement disposé ailleurs, sur un autre point de fuite : l’indéfinissable.

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