En dix chansons enregistrées hors de Radiohead, Magic vous emmène en voyage dans la tête de Thom Yorke.
Sans le quintette qui a fait de lui une star, Thom Yorke a su tracer une ligne à la fois éloignée et parallèle à celle de Radiohead, en faisant de ses escapades un lieu à la fois de récréation salvatrice et d’innovation permanente, avec un tropisme assumé pour les expérimentations et les boîtes à rythmes. Le leader du meilleur groupe de rock de sa génération est obsédé par la musique électronique depuis le début des années 2000, après s’être beaucoup amusé avec son ordinateur, avoir échangé avec des prodiges du genre comme DJ Shadow ou Burial…
1. Rabbit in Your Headlights
w/ UNKLE, Psyence Fiction (1998)
L’une des premières échappées de Yorke en solo, pour le compte du groupe trip-hop britannique UNKLE, emmené à l’époque par l’Américain DJ Shadow. Écouté d’aujourd’hui, le titre semble avoir vingt ans d’avance. Il sera familier aux oreilles des amateurs de Radiohead, à la croisée des expérimentations Kid A / Amnesiac et de The Kings of Limbs. Il s’agit d’une ballade piano-voix chantée par Thom Yorke, ponctuée par des samples qui éclatent en arrière-plan comme des bulles de savon. Nous sommes pourtant en 1998 et le groupe est encore assez timide dans ses incursions électro. C’est la première fois que Yorke se dévêt de ses habits de prêtre rock et Kid A n’étonnera que ceux qui n’avaient pas écouté ce grand Psyence Fiction, où figurent aussi Ian Brown ou Badly Drawn Boy.
2. This Mess We’re In
w/ PJ Harvey, Stories from the City, Stories from the Sea (2000)
Ce n’est pas la première collaboration de Thom Yorke avec un de ses contemporains pour le compte d’un album de rock «classique» – quelques mois plus tôt, il accompagnait Björk pour une chanson, I’ve Seen it All, sur Selmasongs, bande originale du film Dancer in the Dark. Pas la première, mais sans nul doute la meilleure. Après quatre albums pour PJ Harvey, trois pour Radiohead, Polly Jean Harvey et Thom Yorke sont au sommet de leurs carrières respectives – et l’une a envie de collaborer avec l’autre. Elle écrit donc This Mess We’re In en pensant spécialement à son compatriote. Il le lui rendra bien : enregistrée à distance par échange de fichiers, ce qui alors ne va pas encore de soi, la chanson est plus grande que la somme de ses parties. Le falsetto de Yorke qui glisse sous le refrain chanté par PJ Harvey a quelque chose de magique. Sur le même album, on peut aussi l’entendre, dans un rôle plus mineur, sur les chansons One Line et Beautiful Feeling.
3. Harrowdown Hill
The Eraser (2006)
Cette fois, c’est la bonne : frustré de devoir passer par la «démocratie» Radiohead, Thom Yorke décide de sortir, avec la bénédiction des membres du groupe, son premier album solo. Pour The Eraser, Thom Yorke emporte dans sa valise le fidèle Nigel Godrich, producteur de Radiohead depuis OK Computer. En résulte cet album avant-gardiste, où les rythmes électroniques, les boucles et les glitchs sont omniprésents, où les chansons oscillent entre héritage Radiohead (Analyse) et abstraction (Atoms for Peace). Harrowdown Hill est l’un des plus intéressants passages de cet album, construit autour d’une boucle rythmique complexe qui se balade dans les oreilles de droite à gauche. Une chanson qui représente bien ce que Yorke peut produire en solo et qui ne pourrait pas fonctionner avec Radiohead – il le dira lui-même après l’avoir proposée pendant les sessions de Hail to the Thief, sorti trois ans plus tôt. C’est aussi la chanson la plus «énervée» (sic) et la plus politique de Yorke, écrite à propos d’un expert militaire britannique, suicidé après avoir dévoilé à un reporter que le gouvernement américain mentait à propos des «armes de destruction massive» en Irak.
4. All for the Best
Ciao My Shining Star: The Songs of Mark Mulcahy (2009)
Une rare collaboration entre Thom Yorke et… Andy Yorke, son frère, leader de l’éphémère groupe britannique Unbelievable Truth. Dans leur jeunesse, les frangins étaient fan de Miracle Legion, groupe méconnu mais alors fort respecté. Ils ont donc enregistré cette reprise du titre phare de leur album Surprise Suprise Surprise (1987) pour une compilation hommage à son leader, Mark Mulcahy, à l’époque ruiné et dévasté par la mort de sa femme. Yorke disait quelques années plus tôt que la voix de Mulcahy avait «changé sa façon de penser les chansons et le chant». Et quel bel hommage que cette superbe reprise dont l’intensité se fait brûlante à mesure des minutes, construite sur la pulsation hypnotique d’une boîte à rythmes et une simple ligne de synthé en arrière-plan. Si loin du modèle rock original, si proche dans son intimité rendue sublime par les voix mêlées des Yorke.
5. Shipwreck
w/ Modeselektor, Monkeytown (2011)
Entre Modeselektor et Thom Yorke, c’est une histoire d’amour qui dure depuis une petite vingtaine d’années, depuis que le Britannique a mentionné à la télé allemande ces «deux Allemands fous» qui formaient un de ses groupes préférés. Le duo qui a démarré juste après la chute du Mur n’est sans doute pas étranger à l’intérêt de Yorke pour les expérimentations électroniques les plus déconcertantes. Après quelques remixes, une collaboration pour leur premier album en 2007, ils remettent le couvert en 2011 pour Monkeytown, sur ce Shipwreck qui mêle un beat survolté et ce son de synthé wah-wah qu’affectionne particulièrement Thom Yorke. Sans être la plus évidente de ses collaborations, la chanson possède un petit charme vénéneux et permet de comprendre un pan essentiel de ses influences.
6. Dropped
w/ Atoms for Peace, AMOK (2013)
Initialement pensé comme le groupe de scène de Yorke pour jouer son premier album, Atoms for Peace est progressivement devenu un «vrai» groupe lorsque des compositions ont émergé entre les jam sessions. Doté d’un casting cinq étoiles, avec entre autres le bassiste des Red Hot Chili Peppers, Flea, Atoms for Peace porte pourtant indéniablement la vision de Thom Yorke. Chaque musicien est ici au service d’un important travail sur les textures et les ambiances, notamment sur ce Dropped et son synthé saccadé, qui épouse à merveille la voix cristalline de Yorke à mesure que la mélodie évolue d’une douce mélancolie vers une lumière bienvenue. Sans doute la porte d’entrée la plus abordable vers le Thom Yorke plus «électro».
7. The Mother Lode
Tomorrow’s Modern Boxes (2014)
L’un des meilleurs moments d’un album relativement aride. Yorke semble y chanter par-dessus le squelette samplé d’une autre chanson, piano et voix compris. C’est sur ce morceau que l’auditeur du Radiohead «classique» trouvera à se raccrocher aux branches d’un semblant de mélodie dans un album poussant encore d’un cran l’abstraction rythmique et formelle, dominé par les rythmes électroniques, où les fantômes d’un Thom Yorke diffracté en mille samples semblent s’entrechoquer en arrière-plan. Et pour poursuivre l’expérimentation sur le fond, le musicien avait d’abord choisi de diffuser l’album en BitTorrent légal pour la modique somme de 6 dollars – comme un écho à ce que Radiohead avait fait avec In Rainbows en 2007, laissant l’internaute télécharger l’album à prix libre.
8. Suspirium
Suspiria (Music for the Luca Guadagnino Film) (2018)
Après une tentative avortée de chanson pour un James Bond avec Radiohead (Spectre), Suspiria est la première BO de Thom Yorke. La quasi-chanson-titre est le sommet de cet album composé pour le film Suspiria de Luca Guadagnino. Une «simple» ballade piano-voix comme Yorke sait si bien les confectionner, écrite à trois temps comme une valse, avec pour agrémentation une flûte traversière et la discrète apparition du London Contemporary Orchestra and Choir. Bien loin de ses expérimentations ou des textures travaillées pour l’illustration sonore du film, Yorke atteint ici, accompagné de son instrument fétiche, l’épure. Suspirium est l’une des rares «vraies» chansons de ce disque composé principalement de pièces pour piano.
9. Traffic
ANIMA (2019)
Certes, ce ANIMA, troisième album solo «officiel» de Thom Yorke, contient un sommet en Dawn Chorus, ballade crépusculaire dont le Britannique est passé maître au fil des années. Mais pour mieux appréhender l’évolution du personnage, l’auteur de ces lignes a préféré opter pour Traffic, l’ouverture de l’album. Si Thom Yorke s’est souvent cherché au fil de ses escapades solos, cette piste prouve qu’il s’est désormais trouvé : les paroles dystopiques, les nappes saccadées, les samples vocaux, les boîtes à rythmes, tous les marqueurs du Britannique sont là. Cette fois, ils semblent parfaitement à leur place, unis par un synthé dubstep, nouvelle sonorité dans la palette de Yorke, qui tombe à pic dans cette composition. Le leader de Radiohead parvient désormais à donner un peu plus de chair à sa musique solo sans se départir de l’identité angoissante de ses précédents efforts.
10. His Rope
w/ Four Tet & Burial (2020)
Déjà réunis sur un maxi, Ego / Mirror, en 2011, l’étonnant trio a commis il y a deux ans deux nouveaux titres dont ce His Rope, qui mêle à la perfection les nappes hypnotiques du mystérieux producteur anglais Burial et la science du rythme de Kieran Hebden. Les deux se retrouvent régulièrement sur des titres, cette fois ils convient de nouveau Thom Yorke et sa voix qui semble étirer le temps comme un élastique. Le chanteur confiait déjà en 2013 son désir de retravailler avec ces deux maîtres de l’électro à l’esthétique très organique – tous deux travaillent à partir de samples et de craquements de vinyle. Un canevas idéal à la présence crépusculaire du chanteur de Radiohead, dont la complainte envoûtante ressemblerait presque à celle d’un chaman.
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